Quarante ans après…
Un article qui n'a pas transformé Le Monde :
Tout le travail de la publicité est de créer des conformismes sociaux. Qu’est-ce qu’une image de marque, sinon un réflexe mental conditionné ? Encore n’aurait-on pas lieu de se plaindre si les slogans n’étaient que des impératifs épars dans un océan culturel de liberté. Mais à intervalles répétés, chaque soir au petit écran, des spots mis au point par des « stratégies » commerciales ont pour « cible » les cerveaux des téléspectateurs qu’ils frappent de mille et une façons, les unes laborieuses et débiles, les autres séduisantes et retorses, et toutes alimentant une sorte de terrorisme psychologique qui, pour n’être pas toujours évident, n’en est que plus nocif.
« Brandt, pour ne pas se tromper. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’en matière d’électroménager, Brandt détient la vérité. Mais encore ? Que celui qui n’a pas Brandt se trouve dans l’erreur. Et qui prononce cette excommunication ? Brandt ? Pas tout à fait : Brandt apparaît comme l’objet du discours, non comme son auteur. La phrase est étudiée à cet effet : l’emploi de l’infinitif, mode intemporel et impersonnel, confère au slogan une valeur immuable qui ne vient de personne et s’applique à tout le monde. Nous sommes placés devant un ordre des choses que nous ne pouvons contester. Dira-t-on qu’il y a un émetteur précis, la voix « off » qui dit le slogan ? Mais la fonction habituelle de la voix « off », extérieure justement, c’est de donner un caractère « objectif » à l’impératif exprimé. La norme est ainsi transmise de façon impersonnelle pour que toute personne puisse l’intérioriser, comme une devise.
Quand un impératif est donné comme tel, il fonctionne à la manière d’une norme morale dont on peut prendre distance. Aussi les spots nous présentent-ils plutôt des situations aussi « naturelles » que possibles, qui incitent à imiter un comportement plutôt qu’à exécuter un ordre. La norme morale s’y confond avec la norme sociale : « Brandt pour ne pas se tromper » est justement une « morale » tirée d’un dialogue entre deux cadres qui s’interrogent sur les machines à laver respectives de leurs épouses.
Même principe avec Aspro, qui prétend au monopole de la migraine. Une situation à plusieurs variantes nous présente un travailleur en activité : « Monsieur, dit en substance une voix « off », vous arrive-t-il d’avoir mal à la tête ? – Parfois, répond le client. – Et quand cela vous arrive, que faites-vous ? – Eh bien, je prends Aspro. Pourquoi ? » À lui seul, le naturel de ce « pourquoi » désigne comme anormal tout comportement autre. Comment peut-on ne pas prendre Aspro ? Et d’ailleurs, comment peut-on être Persan, Noir, ou Arabe ? Le bon comportement induit par Aspro, non seulement exclut toute conduite différente, mais exclut même qu’on puisse l’imaginer. Plus besoin d’impératif : nous sommes à ce point dans la norme que l’anormal est impensable. Aspro institue la prophylaxie mentale en guise de morale sociale. C’est le terrorisme indolore qui supprime les migraines de la conscience critique.
La société de frustration
Acheter le produit par une sorte de réflexe naturel social, sans y penser : telle sera la conduite normalisée. Encore faut-il que le consommateur y pense juste assez pour prendre l’habitude de le faire sans y penser. C’est cette paradoxale attitude que, textuellement, Bonbel nous suggère d’adopter : « Les choses dont on a le plus besoin sont celles qu’on finit par acheter sans y penser… Bonbel, une des bonnes choses de chaque jour. » Chaque jour… le plus besoin… Bonbel : voilà ce qu’il faut à la fois enregistrer puis oublier, l’oubli permettant à la prescription de régner sur une conduite devenue machinale. Et ce mécanisme d’auto-programmation aussitôt censurée rappelle très exactement le système de double pensée décrit par Orwell dans sa terrifiante utopie (1984) : « Persuader consciemment l’inconscient, puis devenir inconscient de l’acte d’hypnose ainsi perpétré… »
Une fois lancée une entreprise de normalisation, il convient toujours de lui donner un visage humain.
Le « bon sens », paysan et populaire, est la caution idéale pour proposer des comportements artificiels. Il est à la fois la voie à suivre (« Le Crédit agricole, c’est le bon sens près de chez vous »), la logique élémentaire (« Supercroix, c’est une question de bon sens »), l’opinion majoritaire (Chirac : « Oui à la France de bon sens »), la vérité morale et politique (Giscard : « Le bon choix est dicté par le bon sens »). Inscrit au cœur de chacun, le bon sens reconnaît l’ordre « naturel », les produits « naturels », la morale « naturelle ».
Les images parentales pullulent dans nos spots. Explicitement : c’est maman faisant sa purée Mousline ; c’est mère Denis vedette de l’aliénation ; c’est papy Brossard distribuant des bonbons à la sortie de l’école aux enfants d’H.L.M. ; ou encore mamy Nova descendant du ciel avec son panier de superfluités crémeuses et son halo de Providence incarnée… Implicitement : ce sont ces séries de poules à œufs, de vaches à lait, et autres figures anthropomorphiques qui sont toutes les mères « naturelles » de produits – pâtes, yaourts, flans, fromages – que l’industrie a fabriqués. L’image maternelle rend souriante l’oppression de l’abondance. Quant à la voix des pères, outre les slogans impérieux, elle s’exprime à travers tous ces protagonistes de la compétence mis en scène dans les sketches – assureurs, banquiers, pharmaciens, techniciens de tous ordres, etc. – qui ne cessent de conseiller et de rassurer (sous condition d’achat) le consommateur mystifié. Paternalisme et maternage sont vraiment les deux mamelles de la France publicitaire. Maintenu dans un monde pseudo-familial où tout est prévu par des mamans et des papas, l’enfant ne risque pas de devenir adulte, tandis que l’adulte est infantilisé : pour bien normaliser, il faut maintenir en enfance. Former, c’est conformer.
Conformer à quoi ? À quel mode de vie ? Quel homme « normal » nous impose-t-on ?
Le contenu de la normalisation publicitaire ressort à la fois des motivations les plus souvent flattées et des personnages-modèles auxquels le spectateur est appelé à s’identifier. Globalement, il s’agit d’une idéologie à trois composantes.
Il y a d’abord l’axe du plaisir et du confort. « Bien dans ses meubles, bien dans sa vie », « Des petits moments de bonheur enrobés de chocolat », « Partagez votre plaisir », « On n’arrête pas le plaisir » : telles sont les litanies de la grand’messe publicitaire. Non pas de simples incitations, mais une idéologie du plaisir. Le plaisir devient le nouvel impératif catégorique : « Tout le plaisir, tous les plaisirs… » Il est le progrès même de l’humanité : on n’arrête pas le plaisir. Malheur à qui est en retard d’un plaisir : non seulement frustré, il se sent coupable. C’est que le plaisir est signe de puissance.
La promesse de puissance est en effet le second axe de cette idéologie. « Soyez Niki Lauda », dit-on aux enfants pour leur faire désirer un jouet. Pourquoi pas Napoléon ? Précisément, un autre spot s’en charge en vantant un jeu stratégique. On appelle vraiment à l’aliénation au sens propre. Les adultes ne sont pas épargnés. L’achat de telle chaîne Hi-Fi vous transformera en chef d’orchestre. Les téléviseurs à télécommande vous promettent le monde à portée de doigt. Cette rhétorique de la puissance répète infiniment le même schéma : il suffit d’un rien pour devenir tout. Hyperbole d’un autre postulat publicitaire : il suffit d’avoir pour être.
Fonctionner pour fonctionner
L’éloge de la technique sous-tend les deux aspects précédents : c’est grâce à la technologie moderne que peuvent s’instaurer le règne du plaisir et le plaisir de régner. Mais elle dépasse vite le niveau d’un simple moyen pour devenir une fin fascinante en elle-même. L’idéologie technocratique veut que l’on préfère la virtuosité du « comment » à la réalité du « pourquoi », la fonctionnalité des objets à leur nécessité. Le possible technique devient besoin impérieux : « il suffit » oblige davantage qu’« il faut ». Les « conseils Biotherm » créent chez l’auditrice les problèmes dont ils apportent la solution. De même, les « réponses Garnier », par les questions qu’elles présupposent, enferment la spectatrice dans une image d’elle-même dont on ne lui donne pas le choix.
Or, cette débauche de réponses à des questions qu’on ne se pose pas nous entraîne dans un faux univers où l’on perd conscience des vrais problèmes. Avec Brandt, on détient trop la vérité pour poursuivre la réflexion philosophique. Aspro résout trop vite le mal de tête pour qu’on s’interroge sur les raisons (socio-économiques) de tant de migraines. L’essentiel est devenu le fonctionnel. Et c’est typiquement cela, l’idéologie technocratique, celle qui fait par exemple la réponse nucléaire avant de poser la question de la croissance. Il faut que la machine fonctionne, que l’individu fonctionne. Fonctionner pour fonctionner, sans chercher au nom de quoi ni où l’on va, voilà la normalité moderne.
Dès lors, nous sommes plongés dans un monde euphorique, un monde piloté (à vue) par d’autres que nous, dont la fonction est de gérer l’imprévisible. Nous n’avons plus qu’à nous laisser aller à une existence fonctionnelle, jouissive, performante, avec il est vrai, parfois, un brin de nostalgie de la nature perdue, mais que les spots publicitaires se chargent aussi de calmer faussement.
Faussement, car si la publicité procurait une satisfaction authentique et entière, elle raterait son objectif qui est d’aviver notre besoin d’acheter. Faussement, car la normalisation publicitaire engendre en réalité le contraire de ce qu’elle affiche. L’injonction à se conformer entraîne une culpabilisation insidieuse, une peur latente de l’anormalité. Le mythe du plaisir infini crée des frustrés perpétuels, incapables en outre de se serrer la ceinture à l’intention des tiers et quart-mondes. Le rêve infantile de puissance produit des êtres immatures, sans prise sur leur propre vie et sans conscience de leurs aliénations.
La fascination technologique dissuade le consommateur d’entreprendre quoi que ce soit de ses mains, comme le montre ce scandaleux spot « Danone » où une ménagère s’avoue impuissante à faire des yaourts aussi bons et naturels ( !) que ceux de la marque. L’optimisme publicitaire enfin, obligeant l’individu à refouler ses manques profonds, le force à renoncer aux aspirations personnelles qui le conduiraient à vouloir une société autre. L’euphorie de l’avoir masque la misère de l’être. Et c’est bien l’objectif inavoué de la normalisation publicitaire, cette « police de la pensée » des sociétés occidentales.
François Brune (Le Monde, 23-04-1978)*
* Note du Songeur. J’ai ressaisi cet article tel qu’il fut publié, sans rien changer, pour le rendre plus lisible. Inutile de dire que cela m’a rendu plus que jamais « songeur », et qu’il m’a fallu résister héroïquement à la tentation d’en corriger le style. Le fac-similé se trouve ici :
http://www.editionsdebeaugies.org/docs/normalisation_publicitaire.jpg
(Jeudi du Songeur suivant (171) : « AIME ET FAIS CE QUE TU VEUX » : SLOGAN SOIXANTE-HUITARD ? )
(Jeudi du Songeur précédent (169) : « LE CHIEN EMPATHIQUE » )