Je songe au mystère de ma naissance, je songe – comme tout être humain j’espère – je songe à ce mammifère bien aimé, maintenant dans la tombe, dont je suis un atome rescapé. Pouvons-nous ignorer ces questions, ou feindre d’avoir la réponse sans se les être posées ?
Je songe que chacun de mes semblables a été pareillement élaboré, lentement, selon un protocole ancestral, au sein de cet animal immense que l’on nomme Maman. Que cette élaboration est le fruit d’un programme extraordinairement complexe, lui-même construit au fil de dizaines de millénaires. Que ce programme articule et synthétise en son sein d’innombrables briques du vivant, que ces briques se constituent d’autant de logiciels fonctionnant de façon autonome, lesquels sont d’invraisemblables miniatures qui, à leur échelle, nous apparaissent comme de monstrueuses machines-faites-pour… Je songe, et je n’en reviens pas !
Je songe, je m’interroge. Y aura-t-il de nouveaux progrès de cette espèce humaine qui semble biologiquement accomplie ? Se produirait-il à notre insu un fantastique travail d’évolution pour la perfectionner encore, ou bien la nature reprendra-t-elle tout à zéro, à partir de la souche buissonnante initiale, usant du Hasard et de la Nécessité pour engendrer enfin la Race suprême – suprêmement intelligente et suprêmement aimante à la fois ? Que sais-je, que savons-nous ? Comment les chaos cosmiques de la nuit stellaire ont-ils pu aboutir aux lumières resplendissantes de la conscience humaine, s’il s’agit même d’un aboutissement ?
Et que dire des civilisations, ces civilisations en perte de patrimoines, qui émergent, éclatent, s’effondrent, puis se dissipent, en semant des déchets et débris qui serviront à l’échafaudage des civilisations suivantes ? Leurs trajectoires ont-elles un sens qui serait progrès, ou sont-elles simplement l’effet d’énergies dynamiques qui produisent ces pluralités de civilisations comme le Big Bang a produit des pluralités de galaxies, aucune ne valant ni mieux ni moins qu’une autre ? Y a-t-il vraiment un principe anthropique qui soit à l’opposé – voyez comme les mots jouent entre eux ! – du principe entropique ? Est-ce Teilhard qui a raison en lisant dans l’évolution, dont la prédation est pourtant le principe moteur, l’avènement d’un Esprit-Amour accompagnant la grande marche de l’Humanité ?
Ou bien, l’homme ne serait-il qu’un recyclage bâtard d’espèces qui l’ont précédé, et dont les morceaux de programmes se recomposeront à leur tour avec d’autres logiciels de vie, pour faire jaillir de notre planète, avant son obsolescence définitive, de grandes belles espèces admirables et féroces ?
Que connaît donc la connaissance, lorsqu’elle établit tant de faits et tant de lois qui nous laissent tant d’interrogations infiniment recommencées ? à quoi me sert-il de songer, sinon à toujours regarder le banal comme phénoménal, éternellement phénoménal ?
Mais voici qu’à force d’essayer de penser, je m’égare et me perds, et ne sais plus ce qu’il faut croire, ou surtout ne pas croire !
Accablé de ces considérations qui m’épuisent, j’aperçois soudain, dans la prairie voisine, une vache qui rumine et qui rêve, et me regarde étrangement. Je la sens si familière que je lui demande, intérieurement, ce qui la fait vivre. C’est alors que, semblant comprendre ma question, et mâchant ses mots avec son herbe, elle me répond et déclare, avec la complicité taquine d’une grande sœur déjà initiée aux secrets de la vie :
— C’est le devoir de fécondité qui me meut.
— Qui te quoi ?
Le Songeur (08-05-14)
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