C’est l’histoire d’un.e transgenr.e, Dominique, qui, ayant choisi de passer du côté masculin, voulut jouer le jeu radicalement.
En adoptant le sex’ mâl’, et s’étant renommé Dominic, il estima devoir ôter, de tous les mots le concernant, la lettre « -e- » qui féminisait indûment son nouveau statut.
« Est-il normal, disait-il, que cette particule, d’essence féminine, vienne brouiller de ses connotations les noms qui se rapportent au genr’ masculin ? »
Jadis, quand « Dominique » publiait en tant que femme, il était de mise qu’elle se présentât comme auteure. Maintenant qu’il écrivait au masculin, il se revendiquait « auteur », sans « e » intempestif.
Tel un monarchist’ plus royalist’ que le roi, Dominic se fit alors plus hominist’ que l’homm’ : « Comment certains grammairiens osent-ils affirmer que le genr’ grammatical est sans rapport avec le genr’ sociobiologiqu’ ? » s’exclamait-il.
Loin de séparer ces deux ordr’s (le lexical et le bio-social), il fallait réformer l’orthograph’ pour les fondre en un seul ! Que chacun.e puisse alors manifester au grand jour son visag.e identitair.e ! Que les enfants, enfin, ne s’y trompent plus !
« Le genr’ de mes mots doit se plier au sex’ de mon choix ! »
Au sein du foyer par exemple, que certains nomment « la » famille, était-il tolérable qu’on écrive le mot « frère » avec la particule -e-, et le mot « sœur » sans rien du tout ? C’était l’absurdité même. Pour respecter le féminin aussi bien que le masculin, il fallait ôter la lettre finale de l’un pour l’ajouter à l’autre. On écrirait « frèr’ » et « sœure », c’était clair et net. Idem pour « pèr’ » et « mère ». L’ordre social et l’ordre grammatical devaient coïncider définitivement.
Comment les linguist.e.s avaient-il.elle.s pu n’y pas penser ?
« Il faut châtrer l’orthograph’ ! » concluait encore Dominic, avec humour semble-t-il.
Un grand champ lexical innovant s’ouvrit aussitôt devant lui. Non sans quelques difficultés, issues de ce qu’« elle » appelait jadis « l’héritag’ passéist’ imposé par l’impérialism’ dictionnarist’. »
Mais ce nouveau bon usag’ du champ sémantiqu’ n’obligeait pas nécessairement à révolutionner les emplois existants. Pour les métiers, par exemple, Dominic adopta une optique réformiste : il lui suffit d’orthographier les noms des professionnel.le.s selon leur genr.e. On dirait ainsi : le ministr’, la ministre ; le garagist’, la garagiste (au pluriel : les garagist.e.s) ; le chef de bureau, la cheffe de burelle ; le dentist’, la dentiste ; le chaussonnier, la chaussonnière ; la sage-femme, le sag’-homm’ ; la péripatéticienne, le péripatéticien, et ainsi de suite.
Cette correspondance établie, Dominic s’aperçut que les substantifs concernant les individus de sex’ masculin n’avaient pas toujours leur équivalent dans l’autre sexe.
« Qu’à cela ne tienne, fit-il, le vais dresser un tableau d’usages respectifs parallèles, selon le statut bio-social choisi par chacun.e ! ».
En voici un extrait :
Tu diras : le cerveau de l’homm’ / la cervelle de la femme. Exemple : « Le cerveau de l’homm’ réfléchit, la cervelle de la femme rêve. »
Tu diras : l’œil perçant d’un garçon / la prunelle dilatée d’une fille.
Tu diras : le poitrail de l’homm’ / la poitrine de la femme. Exemple : « Le poitrail de cet homm’ est velu, la poitrine de cette femme est voilée. »
Tu diras : le fessier d’un homm’ / les fesses d’une femme. Exemple : « Quand je n’aurai plus qu’un fessier pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académi’ » (Bernanos).
Tous les organes, de haut en bas, devaient ainsi être spécifiés.
Rectifier le vocabulaire des apparences physiques devait être le fondement même de la réforme.
Toutefois, de haut en bas, certains éléments du corps « posaient problème ». Par exemple, si Dominic parlait spontanément de coiffure ou de chevelure pour la femme, il ne trouvait guère d’équivalents pour l’homm’. Dire chevelur’ ou coiffur’ (– selon la mode de ces automobiles nommé.e.s « captur », « escalibur », ou autres mots durs –) ne semblait pas très approprié. Mais voilà : toutes les sortes de frondaisons, humaines ou animales (tignasse, toison, houppe, crinière), apparaissaient curieusement comme l’apanage du féminin ! Dominic n’allait tout de même pas recourir, en désespoir de cause, à « scalp » ou « feuillag’ », pour désigner le chef poilu du mâl humain !
Il remit à plus tard ce souci des hauteurs.
Changeant d’horizon, il se focalisa alors sur le rez-de-chaussée des organes humains. Qu’en était-il, par exemple, du champ lexical de l’appareil génital ? Il se permit de l’explorer mentalement. Il y avait en ce domaine à clarifier certains substantifs, rendus confus par les pesanteurs historiques de la langue. Reprenons un à un les «mots de l’homm’ », se dit-il à voix haute :
« Pénis, par exemple, est d’un parfait masculin : ça commence comme Pèr’ et ça finit comme Fils. À laisser comme tel ! »
« Phallus » ? À conserver absolument. On doit rendre hommage au culte romain !
« Testicule ? » Tiens, ça sonne bizarrement. Que dire de « testicule » ? »
Dominic hésita. Si ce nom semblait bien masculin, il eût fallu pour le moins opérer l’ablation de la particule « e ». Mais cela eût-il suffi, compte tenu de la pluralité des mots en -ule qui, connotant un champ sémantique féminisé (particule, clavicule, renoncule, bascule, virgule, etc.) dévirilisent le noyau génital du mâl humain ?
Il chercha des correspondants, plongea dans un dictionnaire usuel et, brutalement le referma, en claquant les feuilles, avec un hennissement de dégoût !
Il s’était trouvé renvoyé sans le vouloir au substantif pluriel familier « couilles », avec sa flopée de synonymes, tous féminins ! Oh, monstrueuse avalanche ! « Bourse, gonades, burettes, burnes, parties (dites honteuses), roubignoles, roupettes, valseuses, etc. ! » Cherchez l’erreur !
Qui plus est, une telle féminisation du réel masculin n’était-elle pas méprisante pour l’identité féminine ainsi piratée ! Que faire ? Il n’allait tout de même pas jeter son dévolu sur le vulgaire argot « roustons », qui évoquait trop l’étal du charcutier d’en face !
Provisoirement, Dominic se résolut gravement, faute de mieux, à créer l’expression innovante « ganglions génitaux ».
C’est alors qu’il constata, symétriquement, que nombre d’organes de la femme étaient eux-mêmes affublés de termes pris au genr’ opposé, comme vagin, clitoris, ovaire (malgré le « e ») ou utérus (alors que « voie utérine » eût été si juste et poétique à la fois !).
Quelle absurdité !
Ces premières investigations eurent beau le laisser sur sa faim, Dominic ne renonça pas pour autant. Il décida d’élever sa réflexion à la hauteur des mots qui désignent les notions les plus abstraites, dont certains se révélaient aussi bizarrement féminins, comme par exemple « bêtise » ou « idiotie ». Quelle ineptie ! Il fallait coûte que coûte leur trouver des substituts masculins. Il n’aurait guère de mal à enrichir le lexique relatif à chacun des genr.e.s, en épluchant le dictionnair’ en quête des synonymes ou antonymes de tous les mots suspects.
Sitôt dit, sitôt fait. Pour commencer, Dominic s’empressa d’aller à la définition de « bêtise » dans son Petit Robert.
Et, nouvelle stupeur, s’abîma dans une nouvelle flopée de synonymes féminins : absurdité, balourdise, connerie, crétinerie, idiotie, imbécillité, ineptie, naïveté, niaiserie, sottise, stupidité !
« Ça alors, s’écria-t-il, comment a-t-on pu prêter à l’essence féminine un lexique naturel abêti à ce point ? Il faut changer tout cela ! ».
Il en avait mal au cœur pour ses consœures de l’autre sexe.
Il feuilleta encore, et se trouva bien désolé de n’avoir à se mettre sous la dent que le substantif « crétinisme », lequel ne désignait en fait qu’une maladie congénitale liée à une insuffisance thyroïdienne !
Que faire ? Il en avait presque honte d’être devenu homm’ !
Soudain, Dominic se frappa le front : « L’une des caractéristiques de toute langue n’est-elle pas de produire d’innombrables exceptions qui confirment la règle ? »
C’était peut-être une solution ! On dirait par exemple d’Anne Hidalgo « le Maire du grand Paris » comme on disait de Jacques Chirac « la Paire de la Cité ».
Mais à la réflexion, ce n’était qu’une fausse solution : l’exception qui confirme la règle ne fait que renforcer le racisme de la règle !
Tombant alors par hasard sur des statistiques officielles, il apprit que 55% du vocabulaire français se constituaient de termes masculins !
Ce fut un dernier coup de massue ! Si réellement le masculin l’emportait, et si tant de mots péjoratifs semblaient réservés aux femmes, avait-il le droit d’entériner une telle fatalité ?
Il n’en revenait pas de la passivité collective des homm’s et femmes de son époque.
Il eut honte.
En plus, c’était contraire à tous ses engagements politiques, sociaux, culturels.
Il prit conscience, douloureusement, qu’il avait, sans le vouloir, choisi de rejoindre le camp dominant…
Ce que son être n’aurait jamais dû se permettre !
Après quelques mois d’hésitations et de prises de conscience, la lumière se fit en son âme, et sa décision fut implacable :
Il.elle devait replonger dans le sein de l’espèce féminine !
Alors Dominic ré-endossa sa pseudo-nature originelle, redevint « Dominique », et retrouva la paix.
Non sans rétablir au passage la particule « e », constitutive de son être, au mot auteure, pour faire plaisir à ses copines en radicalité.
Comme quoi on a beau changer de genre, on ne se refait pas.
Le Songeur lexicographe (11-01-2018)
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