AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (151)

MA MÈRE DISAIT

Je songe à ce qu’on nomme couramment « la langue maternelle ». Ce n’est pas tout à fait la langue propre à cette personne qui a été notre mère, c’est plutôt l’écho, à travers elle, du langage de son pays et de son temps. Mais on l’aime comme émanant d’elle, comme sève originelle du parler qu’on acquiert peu à peu, comme premier verbe ou proverbe, dont on se sent la mission de sauver la saveur expressive.

En ces temps-là, j’étais souvent fagoté comme l’as de pique. On ne m’habillait pourtant pas à la va comme je te pousse.

Chez nous passaient parfois des visiteurs qui étaient toujours sur leur 31. Contrairement à d’autres qui, visiblement, tiraient le diable par la queue.

Ma mère avait en général le cœur à l’ouvrage. Elle n’était pas du genre à s’ennuyer à cent sous de l’heure. Certains de mes frères lui donnaient du fil à retordre. Mais à la longue, de fil en aiguille, elle en venait à bout. Pour la couturière qu’elle savait être, les métaphores du fil venaient naturellement (C’est cousu de fil blanc), comme celles du labour pour mon paternel (Mettre la charrue avant les bœufs, summum de l’ineptie politique).

Avec ses sept enfants, elle n’avait guère le temps de dire « ouf ! » Il n’était pas question de la faire tourner en bourrique. Ceux qui s’y essayaient filaient du mauvais coton. Elle n’hésitait pas quand il le fallait à mettre les bouchées doubles, et, en deux temps trois mouvements, réglait les problèmes quotidiens. Il ne fallait pas que ça dure 107 ans ! Elle ne tergiversait pas : il n’y a pas à tortiller. N’ayant pas trop le loisir de rêver, elle reprochait parfois à l’un de ses fils, tout en le comprenant, de tomber des nues.

Il lui arrivait de nous flanquer une fessée carabinée. Mais aussi de manifester à l’égard de ses enfants une patience d’ange. Aussi tenace que vive, elle savait par-dessus tout – à l’image de tous les natifs de Picardie – prendre son mal en patience.

Avec elle, on ne devait pas aller chercher midi à quatorze heures. La vie pratique devait être pratique, et non compliquée : on n’a pas idée de… Ce qui avait fait son temps n’avait plus lieu d’être. C’était fini à ni-ni. Elle ne prisait ni les principes ni les vêtements qui lui paraissaient vieux comme Mathusalem. Sans pour autant raffoler des modes ou des objets modernes qui, souvent, ne valaient pas tripette.

La vie étant ce qu’elle est, joies et peines mêlées, elle n’en aurait pas changé pour un empire. Elle riait d’un voisin qui se rêvait de noble ascendance, le surnommant : le Marquis de Puis Peu (plaisanterie ancienne, je crois). En fait, elle détestait tout ce qui sentait l’imposture. Il n’était pas bon à ses yeux de vivre aux crochets d’un autre, d’être collet monté, de tourner autour du pot, d’être un mauvais coucheur. La droiture, la netteté, la politesse prédominaient.

Elle n’aimait pas ceux qui n’ont pas les yeux en face des trous, non pas au sens premier (être mal réveillé), mais au sens second – sans doute erroné – de n’être pas franc (celui qui ne vous regarde en face, vous dérobe ses yeux).

Ce qu’elle aimait surtout, en y tenant comme à la prunelle de ses yeux, c’étaient les parterres de roses et les beautés de l’art.

Mais à la vérité, ma mère – passionnée de lectures et de mots croisés, pianiste et pastelliste à ses heures – ne disait pas que cela… Toutes ces expressions plus ou moins proverbiales, qui donnaient leur couleur concrète à la « langue maternelle » que mon enfance a mémorisée, n’étaient qu’une part bien limitée de sa langue réelle, souple et bien plus étendue. Était-ce le fruit de l’évolution ? De cette étonnante capacité d’adaptation qui lui a permis de passer, en moins d’un siècle, de la lecture du soir à la bougie… à la télévision par satellite ?

Cette grande lectrice disait fréquemment : il faut savoir tourner la page.

Et c’est bien là sa formidable supériorité sur le nostalgique que je demeure. Moi, avant de « tourner la page », j’ai besoin de l’avoir écrite...

Le Songeur  (21-12-2017)



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