Je songe à la tyrannie de l’immédiateté, qui flatte et égare mes impatiences, brusquant la longue maturation que requiert toute vie en quête de Sens.
Immédiateté de l’image, qui fait croire à la saisie totale et instantanée du réel (alors qu’on ne connaît le monde que par la médiation du temps). Immédiateté des publicités et des bandes-annonces, qui nous offrent si intensément ce qu’elles promettent que l’instant effectif de leur consommation sera déjà un passé dépassé. Immédiateté des slogans qui nous poussent au plus vite au plus loin. Le monde s’accélère, comment s’y préparer ? Et voilà l’automobiliste qui piaffe au feu rouge, accélérant à vide. Prenez de l’avance sur votre avenir. Et voici l’étudiant qui s’affole, cherchant en vain la filière qui lui permet d’être embauché avant de s’être inscrit ; quant à l’avenir des centenaires… Folle course contre le temps : La Cité doit être en avance sur son temps pour être pleinement de son époque. Bonjour, le grand écart !
Voyez ce simple écran d’information télévisée, partagé en trois espaces. Sur sa moitié droite, j’assiste à un débat entre politologues ; sur sa moitié gauche, l’image reproduit en silence le discours du Président dont ils parlent ; en bas, horizontalement, défilent sans fin les « infos » supposées constituer l’actualité. Je peux croire que je suis pleinement branché, en temps réel (formule-clef de l’immédiateté), sur la totalité de ce qui se passe. Mais n’étant pas un génie de la triple attention, tout se mêle dans ma tête de citoyen… désinformé en temps réel !
Rien d’étonnant à ce que les plus jeunes veuillent voler avant d’avoir des plumes. Ou qu’on s’étonne, sur Internet, de n’avoir pas de réponse à des courriers qu’on n’a pas encore envoyés. Dans tous les domaines, nous cherchons des autoroutes qui nous permettraient d’être arrivés avant d’être partis. Culte absurde, qui n’est plus même le règne du Carpe diem : l’hédoniste manque la jouissance du présent, trop pressé de cueillir Demain avant d’avoir vécu Aujourd’hui.
L’immédiateté refuse le chemin qui va d’un espace à un autre, l’intervalle qui va d’un moment à un autre. Et du coup, manque l’un et l’autre. Elle est un rêve d’ubiquité qui veut faire fusionner les lieux et les temps, pour obtenir une intensité de vie totale (totalisante). Mais plus le mirage miroite, plus il devient drogue, avec la frustration attenante. Le sujet, déstabilisé, se lance dans une fuite en avant qui le rend à jamais incapable de désirer ce qui se fait attendre. Celle-ci tue le désir, tue le Sens, et fait perdre le Temps. Car il n’y a pas de désir profond qui ne requière une attente, il n’y a pas d’accomplissement de soi hors du Temps qui marche pas à pas, et qui, lui, n’accélère jamais.
Cette furieuse quête est devenue si banale qu’on ne se rend plus compte de sa démesure. Elle ne poursuit rien d’autre en effet que le grand rêve soixante-huitard du tout tout de suite – rêve impossible, puisque vouloir tout « tout de suite » serait enfermer le tout dans sa partie (le tout dans le tout de suite). Rêve tragique, surtout, puisqu’il anéantit l’idée même de futur en voulant tout rendre présent. Si j’ai demain aujourd’hui, je meurs ce soir.
Que faire ? Il nous faudrait décélérer, ralentir, nous arrêter en chemin, rêver en pratiquant l’immobilisme, ou si vous préférez, dans la novlangue de la modernité, entrer dans une dynamique d’immobilité… Courage, frères !
Seule la patience, cette confiance dans le Temps, transforme cet Ennemi en Allié. Et permet de convertir la fuite du Temps, dont l’impatience a peur, en fil du Temps que le désir féconde.
Le Songeur (01-05-14)
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