AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (149)

COMPRENDRE LA MOUCHE

Je suis en train de prendre mon petit-déjeuner, et je vois une mouche qui s’avance sur le carrelage, à deux ou trois mètres. Que cherche-t-elle ? Par où est-elle entrée ?

Je bois une gorgée, et repose le bol sur la table. La mouche est toujours là. Où va-t-elle ? Le sait-elle ? Qu’est-ce qui meut une mouche ?

Visiblement, elle se promène en quête de miettes. Mais peut-être pas seulement. Quand je dis qu’elle « se promène », « visiblement », je projette sans doute sur elle une conduite humaine. Or, elle n’est pas « moi ». Elle est radicalement « autre ».

Là où bien des gens – ceux ou celles chez qui l’action précède la pensée – l’auraient déjà trucidée, je ne puis m’empêcher de la suivre des yeux. Et elle… m’intimide.

Elle fait quelques pas, puis s’arrête, en frottant l’une contre l’autre ses deux pattes-avant. Que pense-t-elle ? En dépit de mes certitudes d’animal supérieur, je sens qu’elle sait où son chemin la conduit. Bien plus que moi-même, en tout cas. Si elle s’était trouvée trottant sur ma table, naturellement, je l’aurais illico presto écrasée, par instinct de conservation. Mais comme elle ne menace pas ma tartine de miel, ma conscience judéo-chrétienne m’interdit de tuer sans raison. Certes, si elle était mille fois plus grande, elle ne ferait de moi qu’une bouchée. Mais ce n’est pas le cas. Aussi dois-je m’en tenir à l’empathie minimale nécessaire à toute bonne relation.

Tiens, elle s’envole, puis se pose presque aussitôt à moins d’un mètre de moi. Quelle est sa logique de vivante ? Je bois une gorgée. Qu’attend-elle de moi ? Peut-être est-elle porteuse d’un virus dangereux pour ma vie, un peu comme ces personnalités politiques qui se disent porteuses de projets équivoques pour l’avenir de la France. On ne sait jamais ce qu’autrui porte en soi de bon ou de mauvais. A priori, elle ne peut vouloir que se nourrir pour persister dans l’être, et, sans le savoir, participer à l’écosystème dont je fais moi-même partie, contribuant ainsi à l’immense avancée de la vie sur la planète. Comme c’est étrange ! Je me demande si je suis bien réveillé. Est-ce qu’elle ne pourrait pas, pourtant, avoir conscience de sa mission terrestre ?

Je me dis que non. Il serait plaisant qu’une mouche se pose la question : en quoi suis-je nécessaire au monde ? On se la pose tous. Pourquoi pas elle ? Il faudrait l’interroger. J’avoue que je n’ose pas. À tort, sans doute : qu’est-ce qui me dit qu’elle ne saurait pas communiquer ?

« Petite mouche, mon amie, quel est donc le sens de ta vie ? »

« Ben, et toi ? » répondrait-elle.

Me voici bien embarrassé. Il me faudrait inventer un autre langage.

Mais quand je la vois là, tout près, en attente, avec ses 3, ou 5, ou milliers d’yeux qui m’observent (– je ne sais plus –), je doute. Je demeure malgré moi dans l’expectative : a-t-elle, oui ou non, une conscience, des projets, un plan de carrière à sa mesure ? On a tout de même le droit de se le demander !

Et si la Vie avait besoin, pour se développer, d’une multitude d’êtres qui ne pensent pas (y compris dans l’espèce humaine) ?

Et si leur inconscience même était indispensable à l’essor du monde !

Ce serait réconfortant, pour nous, les hominidés. En savoir plus que la mouche sur la mouche elle-même ! C’est sans doute grisant. Qui n’aimerait pourtant avoir la charité de lui apporter cette révélation ?

« Mouche, connais-tu l’importance de ta fonction, la nécessité de ta présence ici-bas ?

Je me souviens soudain que, toute ma vie, j’ai tenté d’être un éveilleur de consciences. Est-ce que, cette fois, s’agissant des mouches, cette mission me serait interdite ? Ai-je le droit de rendre conscients de leur rôle des êtres dont la vocation est justement de rester aveugles sur les raisons de leur existence ? Ne serait-ce pas menacer l’expansion de la vie elle-même, qui a besoin de leur destinée imbécile pour mieux faire exister ceux qui auront droit à l’intelligence des choses ! Les Hommes, par exemple ?

Oui, sans doute, on doit s’efforcer de penser qu’en ce qui concerne l’humanité, c’est la vocation inverse qui prévaut : pour servir la Vie, l’être humain doit prendre conscience de lui-même et de sa chance d’exister. Il lui suffit d’ouvrir les yeux (– deux seulement, il est vrai) pour s’en apercevoir. Et cependant, j’ai beau écarquiller les miens, je ne vois plus très bien ce que je voulais dire.

« Qu’en penses-tu, mouche ? »

« La vie c’est la vie, la mort c’est la mort. »

« Tu crois ? »

Comment savoir ? Si la mouche est capable de répondre, est-il possible qu’elle sache parfaitement ce qu’elle a à faire en ce monde ? Mais alors, je me contredis ?

Je ne sais plus où j’en suis.

Je ferme les yeux, fatigué de percevoir, venant d’elle, tous ces regards qui troublent ma vue. Cependant, bien que je tente de l’oublier, elle continue d’obséder en silence mon champ de conscience. Décidément, elle me travaille !

Je l’imagine volant vers moi, piquant ma curiosité, se baladant dans mon cerveau. Elle y cherche un repli chaud pour y pondre des œufs. Elle se multiplie en moi.

Je songe qu’il me suffirait d’un petit bruit, d’un léger souffle, pour la chasser loin de moi, – elle ne m’a tout de même pas hypnotisé !

Mais je m’en abstiens. Je médite, je fais le vide. À quoi bon, sans fin, se prendre la tête ?

Je me sens bien, très bien.

Et tout à coup, que m’arrive-t-il ? Je pousse vaguement un cri qui ne sort pas, je prends ma respiration, je saute et marche sur mon chocolat chaud, puis m’envole vers mon miroir où je trouve belles mes ailes toute neuves, et sans savoir pourquoi, je m’envoie au plafond pour m’y reposer un long moment, les pattes en l’air…

… en attendant que nous puissions nous communiquer, mon amie et moi, les yeux dans les yeux, tout ce que nous avons à nous dire.

Le Songeur  (07-12-2017)


NB : Marc, lycéen (1975, 220 pages, version pdf) et Marc, volontaire (1976, 221 pages, version pdf) sont disponibles au téléchargement depuis le 4 décembre 2017.


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