El Caballero desconocido
(Huile sur toile, 46x43cm)
Ce portrait me poursuit. Sa présence me donne le vertige, même si cette reproduction est infiniment moins pénétrante que le tableau originel. En me ressouvenant de ce « Caballero » des années 1600, que je viens de retrouver (oui, c’est bien lui !), je m’étonne d’avoir pu oublier son appellation précise. C’est sans doute qu’El Gréco a peint plusieurs tableaux de même facture, répertoriés sous des titres qui ont varié : « Le Chevalier à la main sur la poitrine » (dit aussi « Chevalier à l’épée), « Portrait d’un jeune Chevalier », « Portrait de Chevalier » (dit aussi « Portrait d’un Chevalier anonyme »), « Portrait d’un Chevalier inconnu » (le mien, ici reproduit, nommé Caballero desconocido, mais dit aussi Caballero anciano) et quelques autres, dont les intitulés se mêlent dans nos mémoires, comme sur Internet d’ailleurs.
Mais alors que je n’arrivais pas à me remémorer le titre exact (sauf qu’il qualifiait quelqu’un d’inconnu – desconocido), je me souviens parfaitement de la fascination qu’il a aussitôt exercé sur moi, en octobre 2005, lorsque je l’ai découvert au Prado, « sur le vif » si j’ose dire. J’étais incapable de m’ôter de l’esprit cette évidence : « Cet inconnu… mais je le connais ! » J’étais sûr de l’avoir déjà vu. J’avais peut-être dîné avec lui, la veille au soir.
Ses yeux, légèrement levés sur moi, me parlaient (et tant pis pour ce poncif d’amateur de galeries !). Lui aussi me reconnaissait, à peine surpris de me retrouver là, prêt à m’adresser la parole – « Ah, c’est vous… » – et puis sourire. Nous avions des choses à nous dire. Je ne savais quoi exactement ; mais lui n’en doutait pas. Son regard était sans ambiguïté : nous devions échanger des propos d’importance, peut-être métaphysiques.
Qui était-il ? Dans quelles conditions avais-je réellement rencontré ce contemporain d’il y a cinq siècles ? Que m’apprenait-il de moi-même, et du monde où nous vivions ?
*
J’ai cherché sur le Web un titre tout simple comme « Portrait d’un inconnu », « Portrait d’un homme ignoré », ou quelque chose comme cela, omettant toute connotation aristocratique. Ma mémoire n’avait pas retenu la précision Caballero, comme si le terme n’était déjà plus, à l’époque, qu’un banal équivalent de « Sieur »*.
Et puis, il y avait bien d’autres portraits d’hidalgos qui, au premier abord, me paraissaient prisonniers de leur siècle et de leur corolle empesée, la fameuse « fraise à l’espagnole ». Comment penser que ces visages pétrifiés, ridiculement de leur époque, eussent pu être des hommes, des hommes vivants, des hommes d’importance ! Que faisaient là leurs figures, plantées dans leur collerette bourgeonnante comme dans la mousse figée d’un barbier éternel ? Quel visage allait pouvoir échapper à son cadre, et survivre à son Temps ?
Le sien, justement ! Et voilà pourquoi je le cherchais désespérément !
Cet homme était déclaré inconnu. « Inconnu », mais de qui ? Du peintre, ou des historiens de l’art ? En vérité, l’identifier eût réduit son aura. Qu’il ait pu s’agir d’une banale commande d’un notable dont on aurait perdu la trace, voilà qui ne seyait guère à mon trouble.
Cela lui allait si bien, d’être un chevalier inconnu !
Il m’offrait par là même la chance unique de l’explorer et le connaître !
Et voilà : j’ai fini par le retrouver ces jours-ci !
Oui, c’est bien lui, ce visuel sur votre écran, que j’ai pêché sur Internet, puis identifié sur un album. Avec toujours ce visage si lointain et si proche, non plus « en direct » comme lors de la première fois, mais en différé. Ce qui vaut mieux que rien…
*
La scène de notre rencontre me revient en mémoire. J’arrive dans la salle où se trouve exposée une galerie de portraits. Je passe en flânant, sans jouer à l’expert qui décrypte les œuvres un Guide explicatif à la main. Et soudain, le Chevalier m’accroche, m’attire, me subjugue. Je tombe en arrêt.
Je tombe en arrêt comme un chien intuitif. Nous sommes à moins d’un mètre l’un de l’autre. Quelle intensité dans ce visage ! J’en suis tout intimidé. Je me noie dans son regard. Dans mon trouble, je le vois sans le regarder ou le regarde sans le voir. Plus exactement, je le perçois dans sa globalité sans pour autant négliger les détails d’une figure classique (l’ovale du visage, la finesse et fermeté des traits, la maturité du système pileux, un « chef » tout en hauteur que souligne la collerette). Je le sens à la fois enraciné dans l’Ici-bas et inspiré par l’En-haut. Il est moins âgé qu’il pourrait en avoir l’air. C’est un homme sûr qui sait tout de la vie. Un Don Quichotte revenu de l’illusion chevaleresque, peut-être ? Mais sa gravité, bienveillante plus que sévère, n’est pas si triste que lucide. De son épée d’antan, il lui reste l’acuité d’une intelligence vive. Il est tout dans son âme. Non pas une « grandeur d’âme » (trop théâtrale) mais une « prestance d’âme » qui s’ouvre à celui qui la reconnaît. Je le trouve précis, humble, disponible, prêt à m’entendre et à m’aider ; je lui sens une légère mélancolie teintée d’ironie courtoise ; il demeure animé d’une ferveur secrète, que pacifie sa sagesse lucide. Comment me serait-il inconnu ?
Inconnu ? Qu’est-ce à dire ? D’où Le Gréco le connaîtrait-il, ce Caballero non identifié, si ce titre était du peintre lui-même ? L’a-t-il rencontré un jour dans la rue, l’invitant à poser pour un tableau ? Comment saurait-il que cet homme, en dépit de sa collerette, n’est pas « reconnu » de son entourage et de ses pairs ? Aurait-il entrepris, à partir de croquis d’inconnus (celui-ci et d’autres), de faire le portrait-type, le modèle parfait, platonicien, paradigmatique du Caballero idéal, intègre, sublime, fascinant ? Ou plus banalement, ne l’aurait-il appelé « inconnu » que pour nous donner envie de percer son secret ? Tous les auteurs jouent de ces coquetteries, à commencer par Cervantès qui, dans le Prologue de Don Quichotte, affecte de décrier son invention et son héros pour intriguer le lecteur**.
Inconnu, parbleu ! Quel paradoxe ! C’est justement le fait de le dire « inconnu » qui, piquant mon intérêt, m’a fourni ce premier élément de connaissance : le mystère de sa présence… Rien à voir en effet avec ce qui serait un chevalier masqué venant défier l’illustre favori d’un tournoi royal. Mais plutôt un hidalgo énigmatique dont la notoriété fut vive, par le passé, qu’il se fût agi de son propre passé, ou de celui de son ascendance. On sait qu’hidalgo veut dire « fils de quelque chose » (« hijo de algo »), et non « de rien ». Visiblement, ce chevalier n’était pas quelqu’un de peu ! Et pourtant, plus du tout connu ? Quel qualificatif étrange, que ce desconocido ? N’est-il pas étonnamment plus riche – par son préfixe – que notre français « inconnu » ? À l’évidence, celui qui est aujourd’hui « des-conocido » devait avoir été fort connu hier. Il est bien un Caballero anciano, un homme d’un autre temps… Mais le voilà ignoré de tous, le voici au sens propre dé-connu ! Nous autres, qui avons la série « connu/ reconnu/ méconnu/ inconnu », pourquoi n’avons-nous pas, en français, ce génial participe « déconnu », qui serait issu du verbe « déconnaître » ? Quel dommage, vraiment !***
Ainsi, à tort ou à raison, je sentais que le Chevalier inconnu ne l’était pas naguère, au temps des « chevaliers errants » en quête de justes causes… Mais l’heure où ses ancêtres, ses pairs ou lui-même, étaient encore célébrés, est à jamais passée ! On ne le reconnaît plus socialement. Comment ne pas lire dans son regard un brin de nostalgie de son antique vocation chevaleresque ? Sa noblesse d’épée s’est muée en noblesse de robe (il est juriste, cela va de soi !) mais il en a conservé l’âme, d’où émane cette présence-prestance qui me bouleverse encore !
[On va dire que j’invente, que je « brode » ? Je ne fais pourtant que suivre ma méthode coutumière : je regarde et j’admire ce qui est devant moi, et en même, temps, je le sens et le contemple en moi-même. Pour mieux saisir les images, les textes, je ne cesse à la fois d’inspecter ce que j’observe et d’introspecter l’effet qui s’imprime en mon for intérieur. Ma conscience est ma caverne de Platon : c’est sur son fond que je saisis la lumière qui vient d’ailleurs...
C’est d’ailleurs ce que je conseillais à mes étudiants ayant à commenter des pages littéraires : 1/ Ressentir : analyser leurs impressions internes ; 2/ Recenser : inventorier les éléments textuels, les traits de style et leurs effets ; 3/ Relier : montrer la réussite de l’art, le lien qui se tisse entre les expressions employées et les impressions produites, etc. Bon, je me laisse aller…]
Revenons à mon trouble.
La « présence réelle » du chevalier inconnu, dans ce tableau, me faisait penser à ces icônes qui sont irriguées de la vie même des divinités qu’elles représentent.
C’est en vain que je tentais, par l’analyse, à la fois de cultiver mon émotion et de m’en dessaisir. Le mystère est demeuré.
Plus je le contemple, plus cet homme étrange m’apparaît comme une sorte d’alter ego. Il m’aurait devancé… pour que je suive son exemple.
Je me plais à l’imaginer vivant de ma vie. Tel un grand frère, un précurseur, un double sublimé de mon immodeste personne.
Comme il aspire, cet inconnu, à être reconnu ! Et comme son être y parvient, en éclatant à nos yeux par la grâce du Gréco !
Une étrange amitié a-t-elle scellé nos pensées depuis des temps immémoriaux ?
Je serais son Montaigne, et lui, La Boétie ? « Parce que c’était lui, et parce que c’est moi. » Je vacille !
Son âme serait-elle pour moi l’« âme-sœur », à la fois son semblable, son contraire et son complément – ô quête éternelle de tous les êtres humains ?
Et soudain, ma fascination me fait basculer tout entier :
Je voudrais être lui !
Et le voudrais si intensément que je dois déjà l’être ! Dans une vie antérieure, sans doute ? Est-ce que je ne lui ressemblerais pas, par hasard ?
Des vérifications s’imposent.
Au fait, est-ce qu’on trouve des collerettes d'occasion, sur leboncoin.fr ?
Le Songeur (01-06-2017)
* Le vénérable latin Senior a donné en effet Seigneur, Sire, Sieur, Messire, Monsieur… La noblesse se déclasse en devenant à la mode. Tout gentilhomme devient bourgeois, et vice versa. Le Caballero espagnol n’échappe pas à la règle. À l’origine chevalier en quête d’aventure et de gloire, il perd bien vite le cheval et l’épée. Devenu simple « hidalgo dont la noblesse est reconnue », puis « homme qui se comporte avec distinction, noblesse et générosité », il n’est plus aujourd’hui qu’un individu masculin parmi d’autres, au point qu’il suffit d’écrire sur les toilettes pour hommes Caballeros, pour éviter toute ambiguïté.
** « Je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence, fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer ; mais hélas ! Je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et inculte comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, […] etc. »
*** Il est vrai qu’en français, le verbe déconnaître ne serait pas facile à conjuguer. J’en connais plus d’un qui, le déclinant à l’indicatif, prendraient le présent pour l’imparfait.
(Jeudi du Songeur suivant (136) : « LA VIE EN ROSE » )
(Jeudi du Songeur précédent (134) : « LES ANIMAUX MALADES DU CLIMAT » )