Depuis la Nuit des temps, l’Aube ne cesse de nous faire renaître.
En traversant il y a peu le cimetière où m’avait bouleversé le destin de Carmine, j’ai éprouvé un sentiment étrange. Il m’a semblé que son être avait trouvé la paix. Sa tombe était étonnamment fleurie. Je n’étais plus interpellé en passant devant elle, sans pour autant être devenu insensible.
N’était-ce qu’une impression subjective ? Ou quelque chose avait-il réellement changé ? Comment savoir ?
Impression subjective ! me suis-je dit d’abord.
Il y a sans doute en notre âme un grand livre caché dont une main familière tourne les pages à notre insu. De sorte qu’un beau jour, on ne ressent plus rien des émotions qui nous ont saisis, des drames que nous avons cru vivre, des pensées heureuses ou douloureuses qui nous ont traversés. Ne se passe-t-il pas à tout instant plein de choses que nous ne sentons pas passer ? Qui n’a éprouvé cette impression soudaine d’être plongé dans un nouveau chapitre, sans avoir vu le précédent finir, comme si l’on avait perdu le fil de son propre devenir ?
Si j’avais été un personnage de roman, j’aurais été sur le point de me poser la question : est-ce l’histoire qui a changé, ou le personnage – moi ? – qui n’en fait plus partie ?
Et je doutais.
Puis j’en venais à l’autre thèse. Aurais-je perçu dans cette tombe un changement réel, sous l’apparence d’une continuité indéfinie ? Tout était possible !
Car il est vrai que la paix règne bizarrement dans nos cimetières ! Mais aussi, que cette atmosphère d’ensemble est trompeuse, dès lors qu’on se met à décrypter ce qui est inscrit sur le marbre, et qui recouvre l’immense douleur de sanglots étouffés.
La sérénité plane, le tourment demeure.
Pas pour tous sans doute. Mais pour beaucoup.
Comment imaginer qu’il puisse y avoir à la fois des défunts en paix, et d’autres toujours dans l’angoisse ?
Mais sinon, comment s’expliquer ce désir immémorial de tous les survivants que nous sommes : « Que ceux que j’ai aimés reposent dans la paix ! » Pourquoi cette prière sans fin qui sourd des cimetières ? Bien des âmes que nous avons connues seraient-elles menacées de tourments que nous ignorons ?
L’antique peur de l’enfer, ou simplement la métaphore du dernier sommeil, sont peut-être à l’origine de cette supplique lancinante. Chaque nuit, le sommeil accouche indifféremment de rêves ou de cauchemars. Si donc l’on doit périr, songe-t-on, puisse l’épreuve s’arrêter là, au sein d’un confortable néant ! Mais si l’âme survit aux pourritures du corps, quel peut alors être son devenir ?
C’était précisément cette crainte qui retenait le prince de Danemark, Hamlet, de la tentation du suicide : « Être ou ne pas être, voilà la question ! » Être, pour toute âme, c’est longuement souffrir. Mais ne plus être, chers amis, ce n’est pas forcément le nirvana du néant : ce peut être une autre façon, suprêmement douloureuse, de « vivre » l’éternité !
*
Et voici que, plongé dans cette perspective, j’en venais malgré moi aux hypothèses de mon fameux homonyme, le « Père François Brune », prêtre catholique un peu en marge de l’Institution, enquêteur de l’Au-delà, qui a recueilli d’innombrables preuves selon lesquelles les morts nous survivent et nous « parlent » de mille et une manières, par le biais de l’écriture automatique, de la « transcommunication instrumentale », que sais-je encore* ?
Certes, en moi, il y a toujours un rationaliste dogmatique qui ne manque pas d’ironiser à l’idée que les chuintements d’un téléphone en dérangement puissent transmettre le message d’un aïeul bienveillant, ou que l’irruption d’une forme étrange, sur l’écran d’un poste de télévision éteint, vienne assurer de sa présence défunte un veuf inconsolé...
Mais simultanément, je demeure un enfant de chœur prêt à tout croire lorsqu’on l’assure qu’il va pouvoir sauver sa peau, s’entretenir avec ses chers disparus, puis les rejoindre au sein d’une nouvelle vie, après un passage furtif dans le sas nommé tombeau.
Et même, à l’heure où la mondialisation conduit tous les peuples à transmigrer d’un coin à l’autre de la planète terre, j’accueillerais positivement les certitudes antiques de la métempsycose : en vérité, il existe trop d’animaux (chiens, chats, chevaux, dauphins) dont le regard intelligent m’assure de l’origine humaine, et trop d’humains aux yeux stupides pour que ceux-ci ne soient pas la réincarnation de bêtes stupides ou venimeuses...
*
Redevenons sérieux, si tant est que j’aie cessé de l’être. Voici donc une évolution qui ne m’est sans doute pas particulière :
Quand j’avais 17 ans, je me plaisais à regarder la mort en face, romantiquement, tout en me sentant parfaitement immortel. On jouait avec Elle. On sentait trop en soi la poussée de la Vie pour croire véritablement à la fable de la Mort. Au point qu’on faisait même semblant de vouloir se la donner (« se donner la mort » : étrange cadeau d’un dictionnaire facétieux !). Certains s’y risquaient, et s’étonnaient sans doute de n’en pas revenir. Ce ne fut pas mon cas. Il m’a toujours paru trop tôt pour décider si la vie vaut ou non la peine d’être vécue. Je songeais que si mort il devait y avoir, celle-ci pouvait attendre ! On a le temps de ne pas se presser. Jusqu’au jour où…
En devenant quelque peu adulte, je me suis cherché des raisons. Il n’était tout de même pas possible que l’on disparaisse totalement. L’esprit, la conscience, ce n’est pas rien : il fallait bien, pensais-je, qu’il en restât quelque chose.
Des images me venaient à l’esprit. L’image de l’huître, par exemple. L’huître passe sa vie à édifier sa perle, et la perle survit à son ouvrière. Cette perle, c’est sa conscience, son âme, la part immortelle qu’elle tisse d’elle-même au fur et à mesure que son existence se détricote.
Je pensais également au Nil, je ne sais pourquoi. Ce fleuve immortel, qui passe et déborde chaque année, fait à chaque fois aux hommes le don de son limon. Ce limon qui s’accumule, et qui survit à son passage, c’est l’âme du Nil.
Il devait donc en être de même pour chacune de nos vies. Grandir, mûrir, ce n’était pas « réussir dans la vie » mais réussir sa vie, en tirant de la gangue de l’existence les pépites dont se compose l’âme. L’immortalité nous était donnée en puissance : c’était à chacun d’en concentrer les éléments, de se sauver de la mort en réalisant ce potentiel, en méritant sa survie. Et dans cette croyance diffuse, je ne faisais pas la distinction entre le modèle antique (l’immortalité de l’âme, comme part de soi qui survit à la mort) et le modèle chrétien (tout meurt en nous, puis tout renaît, en adhérant à la Résurrection du Christ).
Mais voilà qu’avec l’âge, on voit les choses s’abîmer peu à peu, à commencer par notre corps qui se raidit, ou nos capacités mentales qui faiblissent. Le limon s’effrite. La perle perd de son éclat, finit par se dissoudre. Le Christ, garant de Vie éternelle ? Peut-être, à condition que les témoignages de l’époque ne soient pas un rêve collectif, reconstitué après coup**. On ne sait plus très bien…
Et parce qu’on ne sait plus très bien, on n’ose plus trop se poser la question de notre survie, par peur d’une réponse qu’on ne pressent plus forcément positive. Comme le dit à peu près Boris Vian : mieux vaut un doute qui vaguement demeure qu’une certitude qui vous démolit. Car qui croit vraiment ses propres croyances ?
J’en suis là. Tantôt j’ai la frousse qui me transit l’âme à l’idée de pourrir dans un linceul. Tantôt je partage ce sentiment d’immortalité probable, millénaire, qui hante l’âme des hommes depuis qu’ils pratiquent le culte des morts.
Une bonne idée serait sans doute, pour éclairer le sujet démocratiquement, d’organiser un vaste sondage auprès des 7,5 milliards d’êtres humains qui peuplent aujourd’hui la Terre, et qui pensent.
Quoique…
Tels sont les fantasmes évanescents qui hantent parfois les songeurs solitaires, lorsqu’ils errent dans les bois ou rêvent dans les cimetières.
Que voulez-vous, il est certaines heures, dans l’existence, où la question de savoir si l’on est voué au néant définitif ou appelé à survivre autrement, apparaît manifestement plus importante que de décider qui a raison de Le Pen ou Macron...
Ne trouvez-vous pas ?
Le Songeur (18-05-2017)
* Le Père François Brune est l’auteur du best seller mondial Les Morts nous parlent. L’ironie du
sort veut qu’on nous confonde parfois. J’avais pris mon pseudonyme bien avant qu’il ne publie lui-même.
Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/François_Brune_(prêtre)
** Sur ce point, la sentence de Saint Paul demeure à double tranchant. Si le Christ n’est pas ressuscité, dit-il en substance, aucun mort ne ressuscitera ; et vice-versa (1ère Lettre aux Corinthiens, Chap.15, Versets 1-26). Il faut donc que les témoins de l’époque aient à la fois constaté sa mort, adhéré au récit selon lequel il serait aussitôt « descendu aux enfers » pour « revenir d’entre les morts », et cru en touchant son corps vivant (après la mise en croix et l’épisode du tombeau), qu’il s’agissait non pas d’un corps « rescapé » de cette épreuve, mais d’un corps « ressuscité ». Croit-on réellement cela, ou n’adhère-t-on qu’à un mythe sauvegardant notre espoir de survie ?
(Jeudi du Songeur suivant (134) : « LES ANIMAUX MALADES DU CLIMAT » )
(Jeudi du Songeur précédent (132) : « AUTREFOIS, C’EST DEMAIN » )