S’il y a un genre littéraire dont je n’aime guère l’exercice, c’est bien celui de la dédicace* aussi flatteur soit-il, et forcément trop flatteur, puisque que sa règle et son principe, parfaitement huilés, obligent l’auteur comme le lecteur à la pratique de la flagornerie.
Car on ne dédicace* pas un livre pour dire du mal de son ouvrage, de soi-même ou du dédicataire. Comme sur Facebook : on n’y a le droit que de jurer « je t’aime » et « adore-moi ». Et si jamais, saisi d’une furieuse inspiration, vous osiez dire le fond de votre pensée à l’amateur qui joue à vous admirer, en écrivant par exemple :
« À Machin-Truc,
Un vrai sale con,
Ce navet indigeste,
D’un graphomane vaniteux,
Signé : Machin-Chose. »
Eh bien, loin de crier au scandale des scandales, tout le monde prendrait votre énoncé pour le fruit d’une ironie sublime…
Des trois composantes qu’implique une dédicace — l’auteur, le lecteur, l’œuvre — toutes doivent en effet être intensément valorisées. La formule est si codée qu’on peut l’assimiler à un échange contractuel de vanités réciproques. L’auteur, qui s’oblige à de tels énoncés, flatte et se flatte en donnant dans la fiction mensongère, et la vanité littéraire étant ce qu’elle est, se met à croire à son double mensonge. Comment son lecteur, qui veut la signature de l’artiste, ne serait-il pas un esprit supérieur, puisqu’il reconnaît par là même son génie ?
En réalité, si l’on voulait saisir la pensée profonde de l’auteur, il faudrait le plus souvent inverser les termes de sa dédicace pour en décoder le mépris secret, comme suit :
« À Machin-Truc, expert en culture de notre temps,
(= En fait, un béotien qui prend les navets pour des cerises)
ce modeste essai sur les mœurs d’aujourd’hui,
(= Ma puissante démystification de la décadence du siècle)
en hommage amical et chaleureux,
(= Je ne sais pas même s’il me lira, l’essentiel est qu’il m’ait acheté !)
Votre fidèle Machin-Chose. »
(= je suis une pute, mais c’est le code qui l’exige)
Que faire ? Le lecteur désire se sentir reconnu par un écrivain reconnu : la dédicace lui est une gratification dont il pourra se vanter auprès de ses amis. L’auteur a besoin de faire croire à son œuvre, pour en valoriser l’offrande symbolique, fût-ce en donnant dans la fausse modestie. Quant à l’ouvrage, qui ne saurait se réduire à ce qu’on en dit, comment en parler vraiment à celui qui ne l’a pas lu, et ne le lira peut-être pas ?
Voilà l’auteur condamné à faire de la dédicace un morceau de bravoure significatif, à la hauteur des meilleurs extraits du livre, alors que, transpirant dans la une salle surchauffée, parmi bien d’autres confrères et rivaux invités au même Salon local, il est à mille lieues de toute inspiration originale…!
Comment ne pas céder au mensonge facile ?
*
Tentons d’être sérieux. La dédicace étant une relation écrite, l’idéal est de la centrer à la fois sur l’œuvre, le lecteur et l’auteur, ce qui suppose que ceux-ci se connaissent. Sachant ce qui intéresse mon interlocuteur, je puis lui signifier en quoi il peut se retrouver dans mon texte, sans avoir à m’expliquer à chaque fois, puisqu’il est censé me connaître.
Mais quand le dédicataire m’est inconnu, comment m’adresser à ce qu’il est : je suis réduit à me centrer sur « moi-mon œuvre », en définissant l’une ou l’autre ou les deux. « À X, ce livre où j’ai tenté de dire que » ; « À Y, ce message d’un homme qui croit ou espère ceci ou cela » ; « À Z, cette fantaisie qui pourrait dérider même les prophètes de malheur… » Quel artifice ! Au lecteur, alors, de s’y reconnaître ! Ou de s’y ouvrir à ce qui diffère de lui, pour s’enrichir de cette différence… Un grand pari !
En fait, la pratique de la dédicace nous renvoie à la question : qu’est-ce qu’une œuvre ? Et une œuvre, au fond, c’est toujours l’expression d’une relation, réelle ou potentielle.
Par la médiation de ce que j’ai écrit, je propose au lecteur de me comprendre en tant que semblable, de me recevoir en tant que différent, et de me compléter même, en adjoignant l’originalité de sa lecture aux limites de mon talent… Fondamentalement, j’offre à celui qui me lit la connaissance d’un « autre soi » qui le reflète. Mon texte lui devient tout à coup un miroir. « Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » déclare Victor Hugo à celui qui prenait ses Contemplations pour une pure projection autobiographique.
Dès lors, dans le meilleur des cas, la dédicace sincère revient à expliciter cette double relation qui, à la fois me relie à moi-même et à la conscience de l’autre. Elle balise le chemin qui mène du mystère de mon être au mystère du sien.
L’auteur qui signe une dédicace se pose ainsi en ami virtuel, qui offre la possibilité de ce cheminement en commun. Signer son propre livre, c’est alors dire : je vous propose mon amitié, je vous appelle à partager mes interrogations (lancinantes), mes analyses (imparfaites), mon expérience de moi-même qui peut éclairer la vôtre, etc. Avec le risque de se tromper et d’être, comme on dit, « à côté de la plaque ». Mais ce risque est déjà là lorsqu’on prend simplement la plume pour oser transmettre à autrui ce qui s’agite en soi.
Il n’est pas inutile de constater que l’art de la dédicace n’est pas réservé aux auteurs. Il arrive à chacun d’offrir et dédicacer un livre qu’il admire à un ami dont on sait qu’il l’aimera. Le livre offert et sa dédicace jouent ce même rôle de médiateur entre les deux personnes.
La dédicace bien comprise dépasse alors la complaisance de vaniteux qui s’entre-louent. L’écrivain qui la signe peut y être d’autant plus présent qu’il évite la fausse proximité. Cela n’en simplifie pas forcément l’écriture. Au moins peut-on en mieux vivre le sens, sachant qu’il n’y a pas de « clef en mains » de la parole dédicatoire…
*
Il en va autrement lorsqu’il s’agit de dédier* publiquement à quelqu’un l’œuvre qu’on publie. On a eu le temps de préparer cet envoi, dûment imprimé en tête d’ouvrage, et d’en donner la raison, souvent toute simple. Centrée sur le dédicataire, ami ou objet d’admiration, cette dédicace peut être à la fois une indication du contenu et du sens de l’œuvre, comme de l’engagement de l’auteur :
« À X qui, le premier, lut ce livre et l’aima », « À Y., fidèlement », « À Z., en témoignage de », « À la mémoire de C., qui fut ceci ou eût fait cela, etc. ». C’est ainsi que j’ai dédié Les médias pensent comme moi ! : « À la mémoire de Roland Barthes, irremplaçable auteur des Mythologies ». Et mon récit Marc, Volontaire : « À tous les humbles de la terre, qui font la bonté du monde. »
L’auteur, en adressant le livre, a toute liberté de préciser sa reconnaissance en la complétant par quelques mots manuscrits qui resteront privés. Si j’ose encore me citer, je donnerai l’exemple de la première parution de mon Bonheur conforme, en 1981, dédié à Anne Rey. Cet essai reprend en effet l’essentiel des analyses que j’avais publiées alors dans le journal Le Monde. Or, c’est Anne Rey, responsable de la rubrique Radio-Télé du journal, qui m’avait invité à y écrire. Comme je lui devais cette chance et cette confiance, je lui ai dédié très officiellement le livre, par ces simples mots : « À Anne Rey » ; mais en précisant, à la plume, dans l’exemplaire personnel que je lui ai envoyé : « … qui m’a mis au Monde ». Ce n’était pas qu’un jeu de mots. Je songe souvent qu’un homme ne cesse d’être « mis au monde » par la moindre femme qu’il rencontre…
Dédier ainsi officiellement un livre a surtout l’avantage d’éviter l’effusion narcissique mutuelle. D’autant qu’il suffit parfois d’une citation impersonnelle mais judicieuse, supposée connue (proverbiale, moraliste, etc.), pour signifier au dédicataire dans quelle mouvance s’inscrit notre « vouloir-dire ». Par exemple, en 1975, dédiant les Mémoires d’un futur Président à Philippe Tesson, j’avais rappelé cette maxime d’Emmanuel Mounier : « Les mots eux-mêmes, que l’on croit purs, cachent le mensonge et la duplicité à force de vivre parmi les hommes doubles. » E. Mounier était mon « maître à penser », Ph. Tesson avait accepté de publier la première mouture de mon livre dans le journal Combat (feuilleton 1973) : je voulais rendre à l’un et à l’autre un peu de ce que je leur devais…
On notera tout de même qu’user de formules plus ou moins célèbres en guise de « dédicace » risque aussi de friser la complaisance. On aligne les sentences censées valoriser l’inspiration de l’auteur et flatter le génie du dédicataire, sans rapport avec l’œuvre, comme pour jouer ensemble à l’élite cultivée. Et allez donc les « Impossible n’est pas français », « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », « À la fin de l’envoi je touche », etc., auxquels on peut toujours trouver n’importe quel sens plus ou moins allusif.
Mais le grand art reste toujours de lier étroitement la personne du dédicataire au message du livre. Ce que fit magistralement Yvan Audouard dans sa Lettre ouverte aux Cons (Albin Michel, 1974), par ces quelques mots appelant à l’introspection :
À Michel Droit,
Qui connaît bien le problème
Le Songeur (20-04-2017)
* Dédier, Dédicacer, Dédicataire. Dédier un livre, c’est le mettre sous le patronage de quelqu’un par une inscription imprimée au début de l’œuvre (souvent suivie d’une citation éclairante). Le Dédicacer, c’est l’adresser à quelqu’un directement, sous forme manuscrite, avec quelques mots qui explicitent cette forme d’hommage. Les deux verbes s’emploient parfois indifféremment, dans la mesure où dédier ou dédicacer équivalent l’un et l’autre à une sorte d’offrande symbolique. Le Dédicataire est la personne à qui l’on dédie ou dédicace l’œuvre.
(Jeudi du Songeur suivant (130) :
« LE COMBLE DE L’HORREUR…, HISTOIRE DE RIRE UN PEU » )
(Jeudi du Songeur précédent (128) : « PÂQUES, 1950 » )