AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (124)

RÉPONSE À BOBBY

Pour Michel, pour Luc, pour François…

Bobby, mon frère,

Je reçois ton message en plein cœur. Je le vis, je le partage. Je mesure l’intensité de ce que tu souffres sous l’éclat de ta révolte. J’y suis passé, moi aussi, tu le sais.

Mais tu n’es pas seul, frère, dans ta douleur !

J’ai essayé tes « trucs » pour moins souffrir. Ça marche en partie. Mais il me semble qu’il manque un truc, dans ton arsenal antidouleur. Un truc que tu négliges de tenter à tout prix : la force du vouloir-vivre qui demeure en toi-même !

Cela t’étonne ? Écoute-toi, pourtant : tu consacres davantage d’énergie à conspuer la souffrance qu’à te jeter sur le moindre moment de vie qui lui est contraire, et peut encore susciter tes élans.

Un ami, bien plus accablé que toi et moi, me l’écrivait : « Moi qui souffre chaque seconde, au point de me demander quand la mort viendra me délivrer, je me raccroche à la vie comme je peux en me disant que chaque journée de vie, c'est toujours ça de gagné, même dans mon carcan de fer barbelé. »

Si incessant que soit le mal qui te lancine, scrute-le, et vois s’il ne laisse pas passer dans ta conscience des secondes de liberté, de vie, de fécondité même, qui le contrecarrent. S’il est vain – tu as raison de le rappeler – de rechercher la grandeur stoïque pour elle-même, il n’en reste pas moins que ces secondes t’arrachent à l’emprise de la Bête. Souviens-toi de Pascal, perclus d’infirmités, qui proclamait : « Quand l'univers entier l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt… »

Frère, tu n’es pas seul dans ta douleur ! Tu cries trop vite que la souffrance nous enferme dans notre ego : si c’était vrai, le crierais-tu ? Avant même que des calmants t’abrutissent, tu as dû t’apercevoir que tes potes, eux aussi, sont diversement frappés par le mal. Personne n’y échappe. Regarde-bien, petit, et tu découvriras soudain ce qu’ils ont vécu, donc souffert, et que tu ne devinais pas. Regarde-bien : c’est parce que tu as pâti, que tu es capable de compatir. Cela vous relie. Vous avez de quoi parler entre vous. Vous comprenez ensemble ce que c’est que d’exister, et ce faisant, vous vous rendez compte que vous existez ensemble…

Je souffre, tu souffres, donc nous sommes !

Te souviens-tu de l’histoire du vieux Salamano ? Il vivait avec son chien sans se soucier du monde, avec pour unique passion d’injurier et de battre ce chien crouteux sur lequel il projetait toute sa misère d’exister. Un jour, l’animal se sauve. Il s’enquiert autour de lui. Le chien est à jamais perdu. Voilà Salamano désemparé ! Sa vie s’écroule. Lui qui crachait et injuriait, il pleure tout seul dans sa mansarde. Il en parle à Meursault, son voisin, « l’étranger ». Il prend conscience de l’excellence de sa bête perdue. Il découvre… d’autres vies que la sienne. Et pour finir, il ose venir témoigner en faveur de « l’Étranger », devant le Tribunal. « Il faut comprendre, il faut comprendre », dit-il aux Juges. Son malheur a fait de lui un homme digne de ce nom !

Te rends-tu compte ? Cette maudite souffrance est aussi ce qui atteste l’unité profonde de l’Humanité, cette condition paradoxale qui l’oblige à n’être jamais indifférente à elle-même !

Et Dieu, dans tout ça ? me diras-tu. Tu l’engueules délibérément. Pourquoi pas, si ça te soulage… Mais cela n’éclaire pas le mystère ! Les stoïciens disaient prudemment : « Douleur, je n'avouerai jamais que tu sois un mal », car ils ne pouvaient pas ne pas observer que du « mal » sort parfois du « bien ». Ils postulaient l’existence d’un Créateur dont le but était le bien des créatures : Si dei sunt, boni sunt (« Si les dieux existent, ils ne peuvent qu’être bons »). Bien entendu, ça se discutait. Un philosophe alla même jusqu’à imaginer deux Créateurs à l’origine du monde, l’un engendrant le Bien absolu, et l’autre, le Mal absolu. Ce fut le manichéisme. Une doctrine très tentante, il est vrai, lorsqu’on contemple l’immense et absurde tragique de notre monde !

Bobby, mon frère, dépassons les sarcasmes. Je vais te faire une confidence. Tu vas peut-être en rire, mais voilà : je suis de ceux qui ont cru à la valeur rédemptrice de la souffrance. Et pire : je n’arrive pas à gommer totalement ce sentiment du tréfonds de mon être.

Lorsque j’étais enfant, formé à la religion de nos pères, j’offrais de toute mon âme mes douleurs à Dieu. Je disais : « Mon Dieu, je vous l’offre pour… », et j’étais sûr alors ne n’avoir pas souffert en vain. C’était sans doute une illusion. Mais c’était comme ça, et je ne saurais renier ce que je fus. D’ailleurs, ce n’était pas tant l’image de Jésus sur la Croix qui me portait à « associer » mes souffrances aux siennes, c’était plutôt le sentiment, l’évidence sensible pour moi, à cet âge, que rien ne pouvait être perdu, et que si j’offrais au Ciel mes petits malheurs, ce sacrifice en soulagerait d’autres. J’endurais mes chagrins pour ma mère qui peinait, je réfrénais mes pleurs en songeant à ceux qui étaient plus blessés que moi, j’offrais mes détresses d’enfant pour que moins d’enfants soient eux-mêmes en détresse.

Et voilà que, soixante-dix ans après, m’examinant du plus haut de mon esprit supposé cartésien et de mes capacités démystificatrices, je dois constater qu’il m’en reste toujours quelque chose au fond de moi-même : ce réflexe qui me fait sentir que ma douleur, liée à celle d’autrui, par une ferveur proche de la prière, contribue effectivement à soulager une petite part du monde. Invraisemblable ! Et pourtant…

Je me dis que cela provient en partie de l’imprégnation du catholicisme de mon enfance, cette étrange conception de la « réversibilité des mérites », appelée encore « communion des saints », qui pose que toute action spirituelle d’un seul retentit sur tous les autres, et que la souffrance acceptée et offerte par chacun vient en aide à chaque autre. Mais je me demande si ce n’est pas, plus profondément encore, une trace primitive de notre empathie animale naturelle. Cette intuition irrépressible selon laquelle l'Humanité vivante, sans trop le savoir, est comme un grand être dont toutes les parties (les cellules) interagissent, inter-souffrent, se soutiennent ou se nuisent mutuellement, dans une sorte de correspondance intérieure aussi vaste que secrète, où le moindre des hommes communique avec ses frères de partout, par le biais d’une sève mystérieuse circulant de l’un à l’autre. On dirait parfois qu’un flux de ferveur incessant irrigue et bonifie, incompréhensiblement, le grand Corps spirituel de l’Humanité souffrante.

Invraisemblable ! Et pourtant…

Ainsi s’expliquerait que la douleur, expérience basique unifiant les humains, soit porteuse d’une fraternité qui la rend positive en lui donnant un sens. Tant qu’elle n’est pas démesurée, elle conduit chacun à se dépasser pour accéder à l’être spirituel commun à tous. Et c’est bien la leçon que Camus prête à l’histoire du vieux Salamano.

La fonction de la souffrance est d’apprendre l’Humanité à n’être pas indifférente à elle-même*.

Bobby, mon petit frère, nous ne sommes pas seuls ! Dans le cosmos vertigineux où nous sommes plongés, s’il y a bien une loi – l’entropie – qui ne cesse de séparer et désagréger les choses et les êtres, il y a simultanément des forces aussi mystérieuses que multiples qui sans arrêt nous relient les uns les autres en même temps qu’au destin du monde !

Sans doute la Douleur, acariâtre et insatiable, persiste-t-elle à se presser sans fin sur ton lit de supplices… Mais en même temps, Bobby, songe qu’elle est suivie le plus souvent de sa petite sœur cadette, bien plus grande qu’elle, cette grande petite sœur qui se précipite pour réparer ou apaiser les dégâts de l’aînée, et qui t’adresse son sourire bienveillant mêlé de quelques larmes. On l’appelle : la Compassion.

Le Songeur  (16-03-2017)


* C’est en ce sens que j’ai osé laïciser la parole de Pascal sur le Mystère de Jésus en ces termes : « L’Homme souffrant est en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »



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