Il m’arrive, suite à une fâcheuse tendance à l’homélie (peccatum adfectationis papalis auctoritatis*), de me poser des questions toutes bêtes comme : au fond, qu’est-ce qu’être chrétien ?
Je m’interroge, j’hésite, je crois trouver, je reviens en arrière, j’efface, je recommence. Et à chaque fois, je retombe sur cette même évidence incontournable, par ailleurs classique :
Être chrétien, c’est toujours, dans ses attentions, dans ses émotions, dans ses engagements, choisir, comme malgré soi, et en toute partialité, la préférence du plus petit.
J’ignore s’il s’agit là d’une complexion de nature, ou d’un façonnement éducatif judéo-chrétien. Je croirais même que c’est indépendant de la connaissance ou de la pratique des évangiles. La religion n’y est pour rien. Car si la préférence du plus petit est ce qui spécifie l’être chrétien, il me semble que la plupart des croyants ne le sont guère, et que la plupart des non croyants qui se comportent humainement le sont, aussi ignorants soient-ils des évangiles.
La préférence du plus petit s’exerce dans différents domaines, et selon des intensités variables.
Quand un enfant voit se battre deux animaux, il encourage généralement celui qui semble devoir vaincre ; mais il peut aussi, moins souvent, être prioritairement sensible à la douleur du vaincu, du plus faible, du démuni, du petit. L’adulte qui assiste à un match de foot entre une « grande équipe » (sur le papier) et une plus modeste, peut aussi bien souhaiter « l’écrasement du faible par le fort », que prendre parti pour l’équipe courageuse qui sait qu’elle va mourir. La « pulsion chrétienne », dans l’un et l’autre cas, s’apparente à cette « morale de vaincus » que Nietzsche reprochait fougueusement à la religion dominante de son siècle. Et cependant, si l’on y réfléchit, celui qui ose la préférence du plus petit cherche avant tout à réhabiliter, à reconnaître, à sauver la valeur d’existence de ceux qui ont le dessous, à nier les hiérarchies mondaines, et finalement, concernant les hommes, à signifier que le plus petit des petits est toujours pleinement dépositaire de l’humanité qui le constitue, ce qui le fait valoir infiniment, autant sinon plus que bien d’autres humains.
Il n’est pas pour autant insensible à tout le reste. Il admire et aime la beauté des êtres. Mais il pose prioritairement son regard sur celui qui n’est pas beau, qui n’est pas brillant, qui n’est pas doué, pour lui signifier qu’il n’est pas moindre que tout autre.
Il sait s’extasier devant le grand art, apprécier les somptuosités des riches demeures, et cependant, son attention première ira au maladroit qui ignore la beauté, au miséreux qui survit dans sa masure, au pauvre idiot qui ne comprend rien à rien.
S’il n’ignore pas le lustre ou la grandeur des valeurs établies, il choisit de considérer et de reconnaître d’abord la valeur ignorée et la dignité de ceux qui ne sont rien, et que le monde foule aux pieds. Car ceux-là, en tant qu’hommes, méritent d’être appelés frères, et ont besoin, plus que les autres, d’être reconnus comme tels.
Le visage du plus petit nous est familier. C’est d’abord le pauvre. Celui qui n’a ni le pain quotidien, ni le toit quotidien, ni l’affection quotidienne. Ni le labeur quotidien (pour le chômeur). Ni le sol quotidien (pour le migrant). Ni la « normalité » apparente, pour ceux que frappent un handicap visible qui les fait « regarder de travers » (alors qu’on ne voit pas les handicaps cachés de tant d’êtres « normaux » — tous ces handicapés du cœur par addiction à la finance, par exemple !). « Au quotidien », comme on dit, il n’est certes pas facile d’oser pratiquer la préférence du plus petit, de lui venir en aide, d’aller jusqu’à plaider son cas, au risque d’être traité de… chrétien ! Quel fossé, dans la vie de tous les jours, entre ceux qui choisissent de ne pas voir le démuni, ne pas entendre le mendiant, ne pas connaître l’idiot méconnu (au point d’avoir honte d’en parler), et ceux qui osent regarder, reconnaître, oser se dire frère de l’être méprisé de tous, lequel ignore lui-même sa dignité humaine.
Il y a plus héroïque encore. C’est que la préférence du plus petit ne s’arrête pas à l’innocent méprisé. Ce dernier des derniers n’est pas toujours l’innocent que l’on croit. Le « misérable », moralement, c’est aussi le coupable. Il est ce « méchant », accablé de son crime, qui n’a plus rien en lui qui lui permette d’éprouver la moindre estime pour lui-même. Il est ce salaud, ce tueur, ce vicieux, ce sadique, qui n’a pas même de remords et nie ce qu’il a fait, et mérite tellement d’être mis au ban de la société ! Il est ce condamné incarcéré sans espoir, dans une honte de soi qui l’enfonce à jamais. Les visiteurs de prison le savent : celui qui n’est plus que sa condamnation même, pour meurtre, vol, viol, tout ce que l’on voudra, à qui donc l’infamie publique s’est ajoutée à la misère sociale, que lui reste-t-il de son humanité si personne ne vient vers lui pour la reconnaître et même révéler ? La pulsion chrétienne, cette fois, a maille à partir. Et pourtant : il n’y a de choix qu’entre la damnation sociale qui le supprime en l’excluant de l’Humanité, et la volonté de croire quand même en l’humanité réelle et potentielle dont le germe est demeuré en lui, qui est au cœur de la certitude chrétienne.
Je ne fais là que gloser après bien d’autres, vous l’avez deviné, sur la fameuse parole christique : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait »**. Nourrir l’affamé, vêtir l’homme nu, accueillir l’étranger, visiter le prisonnier : voilà bien la liste des conduites humaines envers les plus petits, reconnus comme frères, et que le Christ reçoit ipso facto, par empathie, comme des actes adressés à lui-même.
Quel est donc, en réalité, ce « moi » dont parle ici Jésus ? Pour les croyants, c’est le « Fils de Dieu », le Verbe incarnant l’Homme. Mais tout le monde ne croit pas cela. Pour les autres, me semble-t-il, cette parole peut alors s’interpréter comme aussi humaine que divine. Ce « moi » du Christ, parlant ici au nom de l’Homme, c’est l’Humanité dans son ensemble, et dans son essence, dont il se fait l’apôtre. Reconnaître l’humanité profonde du plus petit, comme partie de mon humanité propre, c’est à chaque fois affirmer, sauver et magnifier l’infinie valeur de l’Homme, à la fois comme personne et comme communauté humaine. Au contraire, passer à côté des plus petits, les exclure par le seul fait de ne les pas reconnaître, c’est la mutiler.
Que conclure ?
Que si le Christ est Sauveur, il est sauveur d’Humanité.
Qu’il ne faut pas pour autant oublier la formidable maxime de l’humanisme antique : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Aucun « petit » ne peut m’être étranger.
Que si cet humanisme antique a précédé le christianisme, on peut estimer que la parole christique a contribué à le confirmer, à le « sauver » et à le magnifier, en lui ajoutant sa dimension spirituelle.
Que si l’être chrétien consiste bien en cette préférence, on ne peut que se réjouir de l’éclat que lui a récemment donné le pape François. Qu’un Pape catholique se révèle chrétien, c’est tout de même un joli miracle.
Et qu’être chrétien, en définitive, croyant ou non, c’est vouloir chaque jour sauver l’humanité partout où elle se trouve menacée, ou ignorée, en soi comme autour de soi.
En toute modestie, bien sûr.
Le Songeur (09-02-2017)
* Peccatum adfectationis papalis auctoritatis : Péché mignon consistant à se prendre pour le pape (à usurper son autorité). J’y reviendrai… Formule d’un ami qui maîtrise parfaitement la langue de Tacite.
** Matthieu, 25, 40. Textuellement : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Traduction œcuménique de la Bible, Tob 2010). « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un des moindres de mes frères, vous me l’avez fait à moi. » (Jean Grosjean, Pléiade).
(Jeudi du Songeur suivant (120) : « DU DÉSIR D’ÊTRE PAPE » )
(Jeudi du Songeur précédent (118) : « QUOI DE NOUVEAU ? MOLIÈRE… » )