Nul n’est prophète en son pays. « Aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie »…
Ce qu’il y avait de consolant dans ce proverbe, popularisé par Jésus-Christ*, c’est que le prophète gardait le recours de s’en aller prêcher ailleurs, pour être vraiment écouté. Quand on n’est pas reçu chez les siens, on peut espérer n’en avoir que plus de crédit à l’étranger...
Mais voilà : à l’heure de la mondialisation, rien ne nous est plus « étranger » ! Il n’y a plus de « patrie ». Sur notre planète où le tourisme fait rage, chaque terrien se trouve désormais en tout endroit dans son pays. La communication-monde est telle qu’il n’y a plus d’ailleurs. Plus de lieu où le prophète puisse être reçu et être cru, — à moins de se faire astronaute ou martien. Surtout s’il a pour mission d’annoncer les malheurs qui planent sur notre Terre. Oh, bien sûr, il peut encore trouver dans les médias, en pratiquant le « politiquement correct », un strapontin bavard où l’invitent des auditeurs complaisants ; mais il sentira bien vite que le public, même s’il l’écoute gentiment, n’a rien à foutre de son discours.
Au fond, les Anciens ont parfaitement dépeint cette destinée invivable, voire tragique, qui attend tout prophète dont la profession consiste, précisément, à clamer aux foules les catastrophes qui les attendent si elles ne changent pas de vie. Ce qui ne séduit guère. Voyez le terrible sort de Cassandre, la prophétesse de malheur ! Elle reçoit du dieu Apollon le don de prophétie, lequel compte bien en échange coucher avec elle ; mais comme elle se refuse à lui, le dieu la condamne à ce qu’on ne croie jamais ses paroles. Pauvre Cassandre !
Mais imaginons un peu ce qui se serait passé si elle avait consenti aux avances d’Apollon : toute au bonheur de l’instant présent, elle n’aurait eu que faire de son don de prophétie. Elle se serait même bien gardée de deviner son propre avenir auprès de ce dieu séduisant et volage… Bref, elle eût été coincée, ne pouvant plus rien dire ni annoncer !
*
Le « pays », la « patrie » représentent la tradition (mœurs, coutumes, morale, pensée dominante), le conformisme régnant, le « désordre établi » disait Mounier, que viennent troubler les paroles, les sentences, les annonces du prophète. Celui-ci bouscule toujours son époque, tantôt comme « Moderne » interpellant les Anciens, tantôt comme « Ancien » stigmatisant les Modernes. Et tantôt les deux à la fois, puisqu’il s’agit toujours, en définitive, dans la vocation prophétique, de faire entendre à la conscience humaine des éléments de l’immense Vérité (toujours « têtue ») qui se trouvent exclus de la « vérité officielle » du moment, de cette stupide « doxa » quotidienne qui, pour n’être pas « dérangée », refoule aussi bien de vives aspirations toutes neuves que d’anciennes paroles de vie, essentielles, qui semblent oubliées.
Centré sur le devenir du corps social dont il fait partie, le « prophète » (ou « la part de « prophète » qui se trouve en chacun), se situe malgré lui à la marge de la cité, toujours à côté de ce « temps présent » dans lequel celle-ci voudrait l’enfermer avec elle.
Par nécessité intérieure, le prophète prêche « à contre-courant ». Comme Cassandre, il ne peut pas « épouser » son temps. S’il le fait, s’il cède à cette tentation, il n’a plus rien à dire. Au mieux, il tombe dans la banalité de l’éditorialiste moralisant, dans l’imposture du journaliste qui se joue « lucide », et confond les « carottes » que sont les sondages d’opinion avec les mouvements de fond qui troublent l’Inconscient collectif...
Si, au contraire, il reste fidèle à sa mission, s’il persiste à proférer son discours, « à temps et à contretemps » comme on dit si bien (ou « contre vents et marées » comme on dit encore), il parviendra parfois à retenir l’attention du public, à le faire frémir sur le mode du film-catastrophe. Mais sans vraiment influer sur la conduite des foules insensées.
*
Dès lors se pose la question : la société a-t-elle besoin de prophètes ?
Bien sûr que oui !
À quoi servent-ils ?
À n’être pas crus…
Comment cela ?
Le plus simplement du monde : le prophète annonce hautement ce que nous pressentons tous, au plus profond de nos angoisses. Et du même coup, nous en délivre…
Ce qui n’est pas une raison suffisante pour ajouter foi à ce qu’il dit.
Vous vous moquez ?
Pas du tout : plus le prophète dramatise ses annonces, plus sa fonction cathartique opère. C’est beau, c’est grand, c’est salutaire : mais ça ne regarde que lui.
Quant à nous, nous voilà purifiés, en lui, par lui et avec lui ! On peut rester comme on est.
En définitive, on a besoin de lui pour se passer de lui. Sa fonction sublime de bouc émissaire grandiose nous suffit. En annonçant les séismes imminents qui nous menacent, il nous dérange une petite minute, prend sur lui toutes les peurs que nous refoulions, nous en débarrasse momentanément, et puis s’en va prédire ailleurs l’apocalypse fatale que d’autres écouteront pareillement… dans l’espoir de ne plus en entendre parler.
Pourquoi voudrait-on donc que le prophète soit bien « reçu » dans sa patrie ? Sa destinée est au contraire d’être entendu sans être cru, puis envoyé dans le désert, comme tout bouc émissaire qui se respecte. Il est la Voix de son Temps contre son Temps, que ce dernier refoule sans cesse.
En attendant, la société de consommation a toujours le loisir de récupérer, pendant un certain temps, la fonction provisoire d’annonceur cauchemardesque que tel ou tel prophète (autoproclamé) occupe en son sein. Car un prophète qui s’exprime dans la presse, les médias ou des pamphlets saisonniers, ça peut se vendre. Gloire au faux prophète qui, épousant plus ou moins son temps, est nettement plus vendable que le vrai. Son discours acquiert alors le statut d’un produit, dont il est parfois avantageux de différer la date de péremption, avant de reléguer l’auteur dans les déserts de l’oubli. L’obsolescence programmée, ça se pratique aussi en matière prophétique.
Quant au Prophète authentique, il nous sert pour l’essentiel… à ce qu’on projette sur lui ce qu’on ne veut pas entendre au fond de soi. Il est la Voix que la société se donne à elle-même pour expulser ses craintes, conjurer ce qui la menace, et donc, n’avoir pas à faire l’effort immense qui l’obligerait à changer de fond en comble son système de vie. Une société qui ne s’aperçoit même pas, parfois, que la catastrophe annoncée… est déjà là !
Là-dessus, joyeux Noël, et à l’année prochaine !
Le Songeur (15-12-2016)
* Selon l’Encyclopédie des citations de P. Dupré (1959), ce proverbe est très ancien. En latin : Nemo propheta sua patria. On peut noter que le Christ allègue ce dicton dans un contexte précis : revenu prêcher à Nazareth, dans la patrie où il a grandi, il n’est pas très bien accueilli (Matthieu, XIII, 54-58). On se scandalise de son changement d’état, en se souvenant de ce qu’il était au sein de sa famille (sa Mère, ses frères, ses sœurs). Plus précisément, les gens qui l’ont connu comme fils de charpentier ne le « reconnaissent » pas dans sa fonction de « prophète », en dépit de la sagesse de ses paroles. Résultat : « à cause de leur incrédulité, il ne fit là que peu de miracles. » Ainsi, quand on ne croit pas en lui, Jésus ne fait pas de miracles ! Comme vous et moi, oserai-je dire…
Comme beaucoup de proverbes, celui-ci généralise un cas qui sans doute n’est pas isolé, mais suffisamment frappant pour faire oublier la « loi » inverse, beaucoup plus banale, selon laquelle un enfant doué et déjà très sage accomplit le plus souvent ce qu’il promettait, et se trouve parfaitement reçu par les siens, que sa réussite honore. Or, dans l’antiquité, où la destinée des fils reproduisait le plus souvent celle des pères, on ne pouvait qu’être surpris par la réussite d’un enfant échappant à cette loi, par sa « rupture de classe » en quelque sorte (le fils de charpentier s’érige en « Rabbi ! »), d’où la suspicion qui naît sur l’authenticité de son aventure et de son « discours » (lequel met vivement en cause l’ordre établi). En somme, c’est en prophétisant sa propre mort par ce dicton, qui « explique » le scandale qu’il représente, que le Christ lui aura conféré une portée universelle…
(Jeudi du Songeur suivant (115) : « ET SI ON REVENAIT À L’EXPLICATION DE TEXTE ? » )
(Jeudi du Songeur précédent (113) : « POUR UN NOUVEAU CALENDRIER » )