Mes petits-enfants, il y a moins de huit jours, ont attiré mon attention sur la brume épaisse, à la luminescence vague, qui recouvrait les champs et les prés jusqu’à la masse sombre de la forêt qu’on devinait sans la voir.
— Mais c’est un brouillard à couper au couteau ! leur dis-je d’une voix d’outre-tombe.
L’expression les ayant amusés, il nous est naturellement venu à l’idée d’aller en tailler quelques morceaux.
Le plus jeune d’entre eux (7 ans), très motivé, brandissait gaillardement son Opinel pour découper des petits « cubes de brouillard » que le dessin de son geste rendait évidents.
Les deux autres rivalisaient pour produire de plus vastes parallélépipèdes.
— Ce n’est pas le tout, dis-je : si vous voulez en conserver quelques uns, il faut les garder au froid, à la même température.
— Au frigidaire ?
— Tout à fait !
Montrant l’exemple, les mains écartées avec précision, bien parallèles, j’ai saisi l’un de leurs cubes dont j’avais mémorisé les contours, sans trop serrer, et l’ai transporté aussitôt dans le réfrigérateur dont le benjamin m’avait ouvert la porte.
Je leur dis qu’il était important d’éviter toute source de chaleur, qui dissiperait le bloc de brouillard, aussi bien que le grand froid du congélateur, qui le réduirait à quelques paillettes de givre. Et bien sûr, en posant leurs cubes, ils devaient prendre soin à ne pas en ébrécher les coins.
En nous livrant une heure ou deux à ces opérations, nous avons pu établir plusieurs lois de la physique du brouillard :
1/ Compte tenu de l’absence de vent, les cubes que nous découpions restaient en place, flottant dans l’air froid qui avait la même densité qu’eux : ils ne « tombaient » pas, ils ne roulaient pas. On les retrouvait à l’endroit où on les avait laissés, parfaitement reconnaissables à leur transparence même.
2/ Le brouillard, dont on perçoit bien la réalité en ce que celle-ci nous empêche de voir ce qui est au-delà, demeure trop transparent pour qu’on parvienne à l’observer lui-même ; mais on le sent et le sait là, on le palpe presque, aussi invisible qu’il puisse paradoxalement nous apparaître…
3/ On peut découper des cubes, mais aussi sculpter ou modeler des sphères, des tubes, des tours, des triangles, des amas cotonneux, des osselets, des ballons, des canons, des violons, des avions, des cochons, etc. Le tout étant de bien les caler dans le réfrigérateur. Et même, en disposant verticalement les cubes des plus larges aux plus petits, on réussit aisément à bâtir des pyramides de brouillards.
4/ Mais simultanément, les enfants ont tôt fait de remarquer que l’on pouvait délicatement compresser les volumes de brouillards entreposés dans le frigo, pour en faire tenir le plus grand nombre possible dans des volumes limités. Tous les objets, formes, figures, volumes, taillés dans le brouillard et modelés par les enfants, semblaient dotés des vertus mêmes qui ont fait le succès des familles de « barbapapas », élastiques et multiformes : chaque enfant créatif pouvait patiemment donc leur imposer de multiples métamorphoses, sources de plaisirs sans fin.
Je connais des grandes personnes douées de sens pratique qui se seraient gaussées de cette activité, posant gravement la question de l’utilité de ces conserves de brouillard. Nos réfrigérateurs familiaux ne sont-ils pas suffisamment encombrés ? La réponse allait pourtant de soi. Il s’agissait tout bonnement de faire provision de stocks de brouillards en vue des temps chauds, pour nous rafraîchir lors des canicules nées du dérèglement climatique. On avait là une denrée naturelle, bien plus efficace et agréable que toutes les boissons énergisantes / refroidissantes dont les publicités nous étouffent à longueurs d’étés.
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De là à concevoir l’exploitation commerciale qu’eussent pu faire de ces stocks de jeunes entrepreneurs innovants, il n’y avait qu’un pas. Un patron visionnaire doit savoir investir dans le brouillard.
Côté production. Chacun sait qu’il n’y a plus d’obstacle à l’industrie humaine lorsqu’il s’agit de transformer de la matière brute en produit sophistiqué. Le brouillard ne devait donc pas échapper à la règle. Or, il y en avait des gisements entiers sur le globe terrestre.
Côté consommation. Sans aller jusqu’à prendre l’exemple extrême de cavaliers du désert sauvés de l’insolation par des tubes de brouillard, il s’agissait d’explorer, en chaque citoyen normal, un « besoin de brouillard » gisant au fond de son inconscient, qu’un marketing intelligent aurait pour tâche d’éveiller en lui, ou de créer si nécessaire
Qui n’eût rêvé de trouver là une dynamique nouvelle revigorant nos sociétés fatiguées ?
Stimulée par de soudaines « Start up » boostant ce néo-produit, notre économie allait enfin pouvoir retrouver la croissance en fonçant dans le brouillard !
Côté production. Je voyais déjà des moissonneuses de brouillard sillonner jour et nuit les mers du Nord, écumant les nappes immenses qui s’y produisent, au risque d’en épuiser la source.
Chez nous, les Hauts de France retrouveraient le plein emploi en exportant vers le Sud des contingents massifs de brouillards raffinés – lillois, calaisiens ou picards – arborant tous des labels A.O.C. mérités, et cotés de New York à Tokyo.
Il y aurait bientôt une floraison de normes internationales régissant ce commerce, et contrôlées par l’Institut Mondial du Brouillard (IBM en anglais), établi à Londres.
Bien sûr, il faudrait faire face à la concurrence déloyale de la Chine, inondant l’U.E. de ses containers de brouillards bruts et frelatés, directement puisés dans l’atmosphère polluée de son « ciel » obscurci.
Mais de grands traités de libre-échange, mis au point par des nations anglophones désireuses d’écouler leurs propres brouillards (génétiquement modifiés), finiraient bien par mettre tout le monde d’accord, au détriment de la pureté de l’air planétaire peut-être, mais au profit des pays pauvres assurément.
Côté consommation. Le brouillard deviendrait la coqueluche des esprits et des corps. À bas la clarté ! On ne voit bien que dans la brume. Il ne s’agirait plus « d’être dans le vent », mais d’être dans le brouillard.
On consommerait donc du brouillard sous toutes les formes. On humerait des pains de brouillard, on fumerait des vaporettes au brouillard, spécialement construites à cet effet pour désintoxiquer les drogués du tabac. Au risque d’entraîner de nouvelles addictions, mais qu’importe : vivre, c’est fumer sa vie.
Grâce à la malléabilité de certaines matières plastiques et de leur absolu pouvoir d’isolation, d’innombrables récipients aux formes les plus fantaisistes (tubes, étuis, flacons, bidons, personnages-types) seraient disponibles dans le commerce. Les ex-barbapapas, appelés brouillarbapapas, feraient fureur auprès des enfants.
À l’origine de cet immense succès, une équipe d’avant-garde nommée Teamoutside serait devenue championne toutes catégories du « Made in France/ Emballé en Angleterre », et par la même occasion, première Start up du globe en termes de chiffre d’affaires. On se souviendra longtemps de sa principale opération marketing grand public, organisée par son Communicateur Chef lui-même (J.-S. H.) : la « Semaine des brouillards », où devait être projetés non stop plus de cinquante films cultes touchant de près ou de loin la thématique du brouillard : Quai des Brumes, Nuit et Brouillard, The Mist (Brume au Québec), Ombres et Brouillard, Brume ardente, Dans la brume électrique, Nuées sur Malibu, etc.
Cette euphorie ne devait être mise en péril que par un seul effet pervers, tout à fait inattendu : la baisse du pétrole ! Oui, alors que la majorité des experts pronostiquaient encore le grand pic de la consommation du pétrole sur la planète Terre, la folie du brouillard allait devoir inverser la donne. La plupart des pays occidentaux en effet, sensibles à l’effet délétère de la pollution sur les gisements de brouillard, se seraient lancés dans des mesures draconiennes de restriction de la circulation urbaine.
Il y avait incompatibilité entre le pic du pétrole et le pic du brouillard ! Pour le premier, c’était la chute des cours. Pour le second, le septième ciel. Au point que les monarchies pétrolières, si avides de bidons de brouillards chèrement acquis en échange de barils de pétrole, allaient se retrouver absolument démunies : et de la manne d’un pétrole en baisse vertigineuse, et des bienfaits d’un brouillard hors de prix ! On pouvait craindre des réactions imprévues. La guerre menaçait. Tout devenait possible !
Comment cela devait-il finir ? J’avoue que je l’ignore. Ma clarté de vue s’estompe. L’avenir est plus que jamais une nébuleuse indéchiffrable.
Quand on est dans le brouillard, il n’y a plus de repère.
Le Songeur (03-11-2016)
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