Le moindre imbécile qui entreprend des études de communication sait pertinemment que l’émission-réception, chez l’homme, s’opère par le biais de Cinq sens.
Or, il est fréquent que, parvenu au faîte de ses études, fort de sa culture audiovisuelle, l’étudiant se figure que seules les images et les sons nous permettent de communiquer entre nous. Grossière erreur !
Par bonheur, quoique encore largement répandue, celle-ci vient d’être balayée par notre ami Urbain Cesfron, grand communicateur innovant* qui, dès 2018, a conçu le « Cyrano », un Téléphone olfactif dernier cri, dont le succès révolutionne aujourd’hui l’Humanité dans sa relation à elle-même.
Nous conviendrons volontiers que l’expression de « téléphone olfactif » n’est pas très pertinente, puisqu’elle permet aux interlocuteurs d’échanger par l’odorat plutôt que par la voix. Nous la conservons simplement par commodité, tant ce nouvel objet mobile ressemble au précédent dans sa forme, mais non pas dans sa radicale nouveauté.
En voici une brève présentation, pour ceux qui hésitent encore. Nous distinguerons :
1/ Le principe ; 2/ La mise en œuvre technique ; 3/ Les effets et recommandations.
*
Le principe. Il est d’une géniale simplicité (le génie n’est-il pas d’ailleurs dans le retour à la simplicité, à « l’enfance retrouvée » chère à notre ami Baudelaire ?)
Dès le plus jeune âge, remarque Urbain Cesfron, et bien avant de voir ou d’entendre, nous sentons. Nous nous reniflons les uns les autres. Le nez voit alors plus loin que la vue ! Nous reconnaissons chaque personne à son odeur brute, laquelle est toujours bien plus que purement corporelle. Qu’elle soit fragrance ou puanteur, l’une et l’autre dépassent la seule exhalaison charnelle. Il y a du moral en chacune.
De chaque être que nous respirons émane ainsi un parfum d’existence auquel nous l’identifions, qui varie d’ailleurs d’un instant à l’autre. Qu’on la reçoive ou qu’on l’émette, la senteur exhalée est toujours un premier message. Elle exprime aussi bien la douceur d’une volonté de bien que l’aigreur d’une malveillance irritée. C’est bien entendu dans sa relation à la mère que l’enfant apprend à décrypter ce message, et spontanément à y répondre par ses propres effluves, par son « bouquet » personnel en quelque sorte.
Mais avec l’éducation, on le sait, cette forme de contact se distend et se perd dans le flux des autres modes d’expression, oraux ou visuels. Immense déperdition, contre laquelle le grand Spécialiste susnommé s’insurge régulièrement :
« On l’oublie toujours, rappelle Urbain Cesfron : l’olfaction est communication. Le Nez est Média. Un linguiste canadien le proclame : Nasal is canal ! ** À l’heure où la télétransmission nous accable d’images ou de discours, nous manquons la dimension odoriférante du contact vrai, et partant, son contenu cognitif spécifique. Comment la modernité a-t-elle pu ostraciser l’odorat, dans un monde où Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ? Pourquoi enfermer l’homme unidimensionnel dans l’émission-réception fort abstraite des téléphones ou des tablettes. L’heure est à la plénitude de l’échange incarné, lequel ne peut se vivre que dans l’expansion / absorption alternées du message olfactif. »
C’était là une évidence en même temps qu’une profession de foi. Le principe de la Nouvelle Communication était né (N. C.). Il ne restait plus qu’à le mettre en œuvre.
*
La réalisation technique. Les équipes d’Urbain Cesfron sont parties de quatre constats :
1/ Au XXIe siècle, tout signal émis dans la nature peut être analysé, numérisé, recomposé, re-matérialisé. Ce qui se fait pour l’image et pour le son pouvait donc s’opérer pour l’odeur.
2/ Les spécialistes tant de l’industrie alimentaire que de l’hygiène corporelle maîtrisent les goûts et les parfums à un point tel qu’ils sont capables d’en multiplier les créations.
3/ À l’évidence, le signe olfactif, comme tout autre signe, est porteur à la fois d’un signifié (son sens) et d’un signifiant (sa réalité sensorielle). Reste à déterminer, dans une culture donnée, le lien qui existe entre tel ou tel parfum et l’effet de sens qu’il induit.
4/ Baudelaire a approché cette relation de façon convaincante, en écrivant :
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Mais il n’est pas le seul à avoir expérimenté ce mystère. Le moindre Homo sapiens sait reconnaître la transpiration indiscrète d’un collègue stressé, le parfum suave-trompeur de l’amie qui vient vous demander un service contraignant, l’haleine acide des habitués des fast-foods qui avalent sans mâcher, la suffisance prétentieuse des fumeurs de cigare aussi bien que la bêtise stupéfiée des fanatiques du cannabis, les mille et une émanations suintantes des corps encore empreints – le jour durant – des flèches nocturnes de Cupidon, la contagieuse vanité des communicants qui puent des pieds en mocassins, la bonne odeur toute ronde des vieux amis qui n’ont pas changé, le parfum toujours ineffable de la dame en noir que jadis vous aimâtes en silence, ou encore ces effluves en flacons de parfumeries industrielles, dont les plus chers ne sont pas les moins vulgaires, sans parler de ces surcharges de déodorants dont se pomponnent certains mâles coquets pour masquer le ruissellement de leurs aisselles, comme si un peu d’eau douce pouvait dessaler la mer…
Fort de ces données, éclairantes bien qu’intuitives, l’entreprise d’Urbain devait consister à objectiver le subjectif. Ses odorologues, menant enquêtes et interviews auprès du grand public, assorties d’enregistrement de milliers d’odeurs sociétales en lien avec les humeurs avouées de consommateurs représentatifs, ont permis de dresser un tableau précis du vécu olfactif des citoyens français. D’où il ressortait :
A/ Que nos émissions odorantes ou malodorantes ne cessent de varier, en fonction des heures, des lieux, des milieux, des menus, des soins du corps, des eaux de toilette, des relations quotidiennes et du mode de vie que nous menons ;
B/ Mais que, d’autre part, ces variations relatives tournent autour d’une odeur basique propre à chacun, notre senteur innée, aussi caractéristique de notre individualité que nos empreintes digitales, et qu’Urbain Cesbron choisit de nommer « sentance ». C’est à sa sentance nous jugeons agréable ou non grata toute présence humaine que nous détectons. Et réciproquement, où que nous allions, où que nous pénétrions, notre sentance nous précède, nous annonce, ou nous accuse.
Ainsi se confirmait, scientifiquement, notre étonnante faculté d’identifier toute personne que l’on approche, sans même la voir ou l’entendre, et de décoder ce que nous dit d’elle, souvent à son insu, la variété de ses expansions olfactives.
Or, concernant la « sentance » basique de chacun, les chercheurs ont pu déceler 32 paramètres biochimiques susceptibles d’entrer dans sa composition, dont 8 critères majeurs. D’où il suit, selon la loi des grands nombres, qu’il existe plus de 10 millions de combinaisons possibles d’odeurs différentes. Ce qui signifie, en pratique, que le nez d’un français moyen, pour peu qu’il soit « au parfum », comme on dit, ne risquera jamais, au cours de sa vie, de confondre la « sentance » d’un individu avec celle d’un autre.
Concrètement. Il fallait énoncer ces quelques données pour concevoir à la fois la complexité et le triomphe technologique qu’incarne ce nouvel l’appareil dans toute sa simplicité. Voici en effet comment se présente, matériellement, le « téléphone olfactif » :
1/ De l’extérieur, il ressemble en tous points ou presque aux mobiles de la génération précédente. Pour ne pas désorienter le client, le combiné standard possède toujours un micro au niveau de votre bouche et un écouteur à hauteur de vos ouïes. Mais il y a un plus : au milieu de l’appareil, « greffé » à l’aide d’un conduit flexible, vous trouverez une sorte de faux nez en plastic écolo, appelé « nasaleur », où vient se nicher aisément votre appendice nasal. Vous pouvez tantôt rabattre le nasaleur sur votre délicate truffe pour l’isoler des senteurs environnantes, tantôt l’écarter lorsque vous souffrez d’inhaler la trop copieuse odeur de votre correspondant.
2/ Avant même que vous ne disiez mot, le micro enregistre les moindres relents de votre haleine parfumée. D’autres capteurs sensoriels, à peine palpables, enrichissent cet apport des nuances diverses de votre sentance basique. Pour ceux qui le désirent, par des fils quasi invisibles, des embouts de capteurs mobiles peuvent être promenés sur votre corps, des aisselles à l’aine par exemple, pour le cas où vous désireriez imprégner votre interlocuteur des fragrances capiteuses de votre peau, ou à l’inverse, l’empester des exhalaisons de votre mépris charnel. Si l’échange olfactif complète ainsi l’interlocution verbale, il va de soi que nous allons vers des appareils où cette dernière n’aura même plus lieu d’être.
3/ À l’intérieur, le téléphone olfactif est un véritable ordinateur : il traite, combine, analyse et synthétise les multiples informations sensitives qu’il perçoit et qu’il émet en simultané. Il détecte tout. Il est notamment capable de distinguer, chez votre correspondant, les parfums artificiels (eaux de toilettes, déodorants, etc.) de vos arômes naturels. La fonction « Répertoire », qui associait classiquement à chaque nom une photo, ajoute désormais à votre contact un échantillon de sa propre sentance*** (l’odeur basique enrichie de ses variantes). On sent tout de suite qui est l’autre ; on peut, réciproquement, lui faire sentir ce que l’on est soi-même.
*
Effets et recommandations. Le premier effet majeur de l’essor du téléphone olfactif a été le bond spectaculaire de la consommation de dentifrices. Avant le moindre coup de fil, on a appris à se brosser les dents. Une haleine mentholée ne trompe pas vraiment sur la nature de votre sentance, mais la rend plus agréable. Du même coup, cette pratique induit chez l’enfant l’idée de respect dû à autrui : une fois de plus, l’innovation technique prépare un changement de société.
Le second effet fut l’accroissement, corrélatif, des ventes de mouchoirs de toutes espèces, ainsi que des menus objets indispensables à l’hygiène des muqueuses nasales (cure-narines cotons-tiges, mini-brosses pour vibrisses, etc.), les doigts étant estimés trop grossiers pour opérer ce type d’assainissement. Ainsi s’accomplit et se complète le changement en cours de nos relations sociales : au sentir bon (côté émission de soi) doit correspondre le bien sentir (côté réception d’autrui).
Un troisième effet, très général, tient dans la nouvelle gestion de nos désirs. Quel bonheur, lorsqu’on y songe, que de s’exprimer par son odeur, en se sentant pleinement accueilli dans le nez d’autrui ! Quelle immédiateté dans la sélection de nos contacts ! Aimer, c’est toujours reconnaître ceux auxquels ma sentance ne répugne pas et dont je prise les fragrances spontanées. Quel renouveau dans nos relations sexuées, voire sexuelles !
Il est vrai qu’Urbain Cesfron a d’abord eu maille à partir avec ses détracteurs, ceux-là mêmes qui, toujours en retard d’une innovation, croient justifier leur passéisme au nom de l’éthique. Cette nouvelle mode, disaient-ils, favorise une vaste tromperie mutuelle. Et de lancer leur fameux slogan : Ne télé-faux-nez plus !
C’était ne comprendre ni la nature humaine ni la puissance de détection du téléphone olfactif. Car la sentance basique ne trompe personne. Les jeunes loups sentiront toujours le pipid’chien, tant ils désirent se répandre partout. En même temps, la pratique olfactive, qui apprend à mieux « sentir » l’autre, conduit aussi à « se sentir » soi, au point de maîtriser ses pulsions et les exhalaisons qui vont avec. Car il est vrai qu’on ne naît pas puant, on le devient. Et vice-versa : le chien bien élevé finit toujours par sentir bon, y compris dans ses expressions excrémentielles.
Si donc l’odeur ne ment pas, le téléphone olfactif n’est pas seulement un détecteur de mensonge : il est un instrument de rééducation de notre sentance, à partir d’un travail subtil sur notre être profond. La sentance est transcendance, a osé dire Urbain Cesfron.
Vérité qui vaut au niveau collectif aussi bien que personnel. Le téléphone olfactif change la vie. Un de ses effets notables s’est trouvé confirmé par l’essor de l’aromathérapie. Au moindre coup de fil, vous pouvez saisir l’état de santé de notre interlocuteur, le renseigner sur lui-même, lui conseiller un aromathérapeute. Il ne peut que guérir, en s’imprégnant de senteurs qui modifieront sa sentance.
Mais c’est peut-être au niveau de la langue elle-même que la mutation en cours est la plus éclatante :
- Des locutions anciennes ont repris toute leur acuité, comme avoir du nez, se mettre au parfum, mourir en odeur de sainteté (la sainteté, ça se travaille, notamment par l’encens).
- D’autres se sont chargées de connotations positives : avoir quelqu’un dans le nez, par exemple, traduit une affection sensitive pouvant aller jusqu’à l’addiction ; parler du nez signifie maintenant « se taire pour ne communiquer que par l’échange d’effluves ». La locution proverbiale Ne pas voir plus loin que le bout de son nez a carrément changé de sens : elle signifie que le sens de la vue s’arrête physiquement au bout du nez, tandis que le nez voit beaucoup plus loin. Pour qui sait en user, le nez est une longue-vue !
- Le flair est aujourd’hui partout célébré, et même encensé, chassant de notre idiome le très laid feeling importé d’Outre-manche. Des mots méconnus, comme vibrisses, deviennent familiers : il n’est plus honteux de laisser ces jolis poils si fins dépasser de vos naseaux. Chez les hommes, il convient de les mêler à la moustache, dont la mode revient. Chez les femmes, que leurs nez soient plus ou moins longs que celui de Cléopâtre, un léger duvet à peine coloré est aujourd’hui du meilleur effet. L’égalité, c’est la moustache pour tous.
- Le terme sentance, dont nous avons usé ici comme d’un néologisme, a pris une valeur universelle, désignant à la fois le bien sentir (côté réception du message olfactif) et le sentir bon (côté émission). Dans les classes, les professeurs bien sentants ne font plus l’appel : humant leur public d’un simple coup de nez, ils détectent aussitôt les odeurs manquantes, relevant ainsi sans ambiguïté les noms des absents. À noter que, dans la nouvelle pédagogie, on préfère désormais la simplicité du verbe sentir à la lourdeur du verbe comprendre, là où les espagnols disent confusément entender, et ces abrutis d’anglais, understand…
Mais au fait, qu’en sentez-vous ?
Le Songeur (01-04-2020)
* Voir Le Cérébro-Scripteur, Éditions de Beaugies, 2014.
** Citation-clef, quoique dans un anglais approximatif.
*** À l’odeur, qui caractérise la nature purement physiologique de notre émanation, correspond ainsi la sentance, qui en exprime la signification morale/sociale/affective/spirituelle. Notons toutefois une certaine ambiguïté du mot sentance qui, selon le contexte, peut désigner tantôt l’odeur basique d’une personne, tantôt son aptitude à priser celle d’autrui.
(Jeudi du Songeur suivant (107) : « INSOMNIE » )
(Jeudi du Songeur précédent (105) : « L’EMPRISE » )