AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

EXPLICATION N°7

[L’ADIEU]

(Werner von Ebrennac, jeune officier allemand hébergé, en 1940, chez le narrateur et sa nièce, leur a souvent laissé deviner l’inclination qu’il éprouve pour la jeune fille. Celle-ci, par patriotisme, a toujours observé en sa présence un mutisme total. Déçu par le comportement de ses compatriotes en territoire occupé, Werner a décidé de partir pour le front de l’Est, c’est-à-dire de « partir pour l’enfer ». Il vient d’annoncer la nouvelle de son départ à ses hôtes.)


Le visage de ma nièce me fit peine. Il était d’une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles aux bords d’un vase d’opaline, étaient disjointes, elles esquissaient la moue tragique des masques grecs. Et je vis, à la limite du front et de la chevelure, non pas naître, mais jaillir, – oui, jaillir, – des perles de sueur.

Je ne sais si Werner von Ebrennac le vit. Ses pupilles, celles de la jeune fille, amarrées comme, dans le courant, la barque à l’anneau de la rive, semblaient l’être par un fil si tendu, si raide, qu’on n’eût pas osé passer un doigt entre leurs yeux. Ebrennac d’une main avait saisi le bouton de la porte. De l’autre, il tenait le chambranle. Sans bouger son regard d’une ligne, il tira lentement la porte à lui. Il dit, – sa voix était étrangement dénuée d’expression :

— Je vous souhaite une bonne nuit1.

Je crus qu’il allait fermer la porte et partir. Mais non. Il regardait ma nièce. Il la regardait. Il dit, – il murmura :

— Adieu.

Il ne bougea pas. Il restait tout à fait immobile, et dans son visage immobile et tendu, les yeux étaient plus encore immobiles et tendus, attachés aux yeux, – trop ouverts, trop pâles, – de ma nièce. Cela dura, dura, – combien de temps ? – dura jusqu’à ce qu’enfin, la jeune fille remuât les lèvres. Les yeux de Werner brillèrent.

J’entendis :

— Adieu.

Il fallait avoir guetté ce mot pour l’entendre, mais enfin je l’entendis.


VERCORS, Le Silence de la mer (1942)
Albin Michel


Note :
1. C’est la formule par laquelle il clôt, chaque soir, le monologue qu’il tient devant ses hôtes.


LE SUJET : ORIGINALITÉ ET MÉTHODE D’APPROCHE

Un adieu déchirant entre deux êtres qui s’aiment est en principe une scène émouvante. Mais en principe seulement. Car un sujet classique est aussi un sujet banal. L’émotion des acteurs ne suffit pas à bouleverser le spectateur. L’auteur doit renouveler le thème par un traitement original. L’explication ne devra donc pas s’égarer dans un commentaire excessif sur ce que ressentent les personnages : c’est moins leur émotion, qui est à analyser, que la manière dont le récit rend la scène émouvante.

D’autre part, si le contexte dans lequel s’insère cet « Adieu » nous est précisé en quelques lignes, celles-ci ne nous donnent qu’une pâle idée de l’atmosphère du récit, du caractère des personnages et de la portée politique du Silence de la mer. Les lecteurs qui voudraient « en savoir plus » peuvent dès maintenant se reporter aux compléments que nous apportons en conclusion. Toutefois, nous nous proposons ici de « jouer le jeu », c’est-à-dire d’étudier cet extrait tel qu’il a pu être proposé à l’examen, en laissant de côté – autant que possible – notre connaissance du livre dans son ensemble.

La méthode qui consiste à bien ressentir les effets de cette scène est utile, à condition de toujours rapporter ces effets aux moyens d’expression qui les produisent. Et donc, de ne pas remplacer l’étude du texte par le commentaire de l’émotion en soi : bien ressentir, en lisant ce passage, c’est observer en nous-mêmes les images précises que les phrases inscrivent dans notre esprit, notamment en raison de leur précision visuelle.

L’autre voie d’explication dont nous disposons, c’est d’utiliser les « clefs » que nous avons mises en évidence dans les études qui précèdent : la distinction narrateur / auteur, le type de focalisation choisi, les variations du « point de vue », la nature des perceptions et les métaphores significatives. Bien entendu, ces remarques devront concourir à la mise en valeur de l’originalité dont nous parlions ci-dessus, en montrant non pas seulement comment la scène traduit l’émotion des personnages, mais comment elle la rend sensible aux lecteurs.


LE RÔLE DU NARRATEUR

Celui qui « raconte » ici, c’est l’oncle de la jeune fille. Il est supposé avoir été « témoin » de la scène. C’est à lui que l’auteur (Vercors) confie la tâche de nous faire croire à ce qui se passe et de nous « émouvoir ».

Ce choix a une première conséquence : en adoptant la focalisation interne (tout est vu de l’intérieur du personnage de l’oncle, qui dit « je » à plusieurs reprises), Vercors donne au récit la force, l’authenticité d’un témoignage vécu, même si c’est là un procédé d’écriture (l’auteur Vercors ne doit surtout pas être confondu avec le personnage-narrateur). En tant que narrateur, l’oncle de la jeune fille prend donc en charge les divers aspects réalistes et expressifs d’un récit qui doit s’imposer au lecteur :

- il informe : par lui nous sont données toutes les indications spatiales et temporelles, les précisions sur la position des personnages qu’il décrit, la durée de l’échange, les traits objectifs de leurs visages, etc…

- il fait croire : l’emploi du passé nous « prouve » que cela a bien eu lieu ; l’emploi du pronom personnel de la première personne « prouve » qu’il en a été le témoin ; les moindres détails qu’il perçoit et rapporte (« Et je vis […] non pas naître mais jaillir, -oui, jaillir », « Je ne sais si » ; « Je crus qu’il allait […] Mais non », « Cela dura, dura, -combien de temps ?- » , « mais enfin, je l’entendis. ») rendent irrécusable son témoignage. Toutes ces précisions « objectives » sont autant d’« effets de réel » destinés à nous faire adhérer à la scène. Le plus subtil d’entre eux est sans doute le « Je ne sais si » (donné au présent) qui traduit un effort de remémoration confirmant à l’évidence la « sincérité » du témoin…

- il interprète ce qui se passe : il « décode » les divers signes traduisant les émotions des personnages (perles de sueur, voix dénuée d’expression, yeux qui brillent), ou du moins nous les laisse deviner. Il est intéressant de constater ici que si Vercors, en tant qu’auteur, a choisi la « focalisation interne » pour faire raconter la scène à travers le regard de l’oncle, ce dernier, en tant que narrateur, se trouve dans une situation de « focalisation externe » à l’égard des deux jeunes gens qu’il décrit : il ne « sait » pas et n’a pas droit de savoir ce qui se passe en eux autrement qu’à travers leurs manifestations extérieures, visuelles ou auditives. D’où l’extrême acuité dont il fait preuve pour à la fois percevoir et nous faire percevoir.

- il retentit à ce qu’il pressent : témoin objectif, le narrateur est aussi un personnage à part entière, puisque cette jeune fille est sa nièce, dont le visage lui fait peine. Comme personnage de l’histoire, l’oncle est fasciné par l’intensité des émotions vécues par les jeunes gens, il est en attente lui-même devant ce qui va avoir lieu (« je crus que »), il est frappé par le jaillissement des perles de sueur sur le front de sa nièce, il saisi par la moue tragique des masques grecs, il comprend trop ce que signifient ces yeux « trop ouverts, trop pâles » de la jeune fille, il a même « guetté » le mot de l’adieu ! Dans tout ceci, il est notre guide, il est le relais de notre émotion : nous sommes obligés de voir la scène en étant imprégnés de la douloureuse compréhension de son retentissement intérieur. Le rôle du narrateur est ici de prendre le lecteur au piège de sa propre compassion, l’émotion devient contagieuse, et la scène est effectivement rendue émouvante par cet artifice1.


Note :
1. Ce procédé, ici, nous conduit à éprouver de louables sentiments. Mais il pourrait tout aussi bien servir à nous enrôler dans de mauvaises passions, haineuses ou racistes par exemple, comme on le voit dans certaines relations de faits divers qui usent des mêmes artifices.


LA SCÈNE PROPREMENT DITE

Sa visualité

Ce qui domine le déroulement de cette scène, c’est son caractère visuel : on voit, on voit des yeux, on voit des yeux qui se regardent. En dehors même du contenu de ces visions, les termes renvoyant explicitement au champ lexical de la vue sont nombreux : « je vis », « le vit », « ses pupilles, celles de la jeune fille », « leurs yeux », « son regard », « il regardait », « il la regardait », « les yeux », « attachés aux yeux », « les yeux […] brillèrent ».

Corrélativement, les éléments auditifs sont peu de chose (ce qui ne veut pas dire que leur rareté même ne soit pas significative) : une réplique « dénuée d’expression », un « adieu » murmuré, un autre « adieu » à peine audible (« Il fallait avoir guetté le mot pour l’entendre »). Nous en commenterons plus loin le sens : pour l’instant, il nous suffit de constater que ce quasi silence fait ressortir considérablement la visualité de la scène.

Le regard qui conduit le nôtre est celui de l’oncle narrateur : du début à la fin du texte, il joue le rôle d’une caméra (fictive) qui scrute les personnages et leurs visages, traquant les sentiments qu’ils manifestent. L’image règne, et elle règne d’autant plus que les métaphores employées pour « décoder » les visages sont elles-mêmes visuelles (pâleur lunaire, lèvres/bords d’un vase d’opaline, pupilles amarrées comme la barque à l’anneau de la rive). Ce règne est en outre constitué de gros plans, qui nous jettent littéralement à la face des protagonistes, et nous obligent à adhérer à ce qu’ils révèlent (cf. le « zoom » sur les perles de sueur que l’oncle croit voir « jaillir »).

Ce que l’on « voit » est ainsi chargé de traduire ce qui ne peut pas être « dit ». Les signes visuels, en trahissant la retenue de l’émotion que nos héros refoulent, l’intensifient et accentuent notre « participation ». Et lorsque les paroles finiront par être prononcées, chargées de tout ce « non dit » éclatant en trois mots, elles prendront tout à coup une importance considérable.

Les personnages

C’est à partir de cette mise en scène et de l’émotion qu’elle délivre que nous pouvons maintenant examiner chacun des personnages, puis la relation qui se tisse entre eux.

La jeune fille. Elle n’est qu’un visage, dont la pâleur exprime la douleur interne. Ses perles de sueur traduisent le jaillissement soudain de son angoisse. Ses lèvres, à l’image du « vase d’opaline », sont d’une beauté précieuse mais dévitalisée. Ses yeux sont également « trop pâles ». Tout signifie la détresse en elle, elle a la mort dans l’âme, et ne peut le dire. Les métaphores renforcent les simples signes conventionnels de cette détresse au masque tragique, l’hyperbole des perles qui « jaillissent » illustre son intensité : l’image remplace l’analyse…

Le jeune officier. Il apparaît plus globalement (il tient le chambranle, il tire la porte), mais son regard et ses yeux sont eux aussi « filmés » en gros plan. C’est sa lenteur, son attente, sa tension très visible qui manifestent la profondeur de son émotion. De même qu’on ne pourrait imaginer la jeune française dire à cet ennemi officiel « je vous aime, sachez-le », de même, en dépit du drame de la séparation, l’officier allemand ne saurait envisager de se laisser aller à une telle déclaration, encore moins implorer d’elle une réciprocité. Il est digne. S’il aime, c’est dignement. Car il aime : il part pour le front de l’Est où il pense mourir, il désire un mot de celle qui ne lui a jamais parlé, il ne « dit » pas ce désir ; mais toute son attitude le manifeste comme malgré lui. Ce qu’il ne dit pas, c’est en énonçant autre chose qu’il le laisse entendre, lorsqu’il prononce la phrase rituelle : « Je vous souhaite une bonne nuit », avec une voix volontairement « dénuée d’expression ». Comme si cette absence volontaire d’expression trahissait paradoxalement tout ce qu’il se retient d’exprimer ! Mais il y a enfin l’adieu, un « adieu » qui est seulement murmuré, et dont la retenue suggère l’intensité.

La relation entre elle et lui.
Aussi intense que retenue, elle passe d’abord par le regard, puis par la parole.

 LE REGARD. L’échange entre les deux personnages commence bien avant que la jeune fille parle. Dès le second paragraphe, nous voyons en gros plan les « pupilles » de l’officier amarrées à celle de la jeune fille ; on ne connaît pas le contenu de ce qu’ils se disent par les yeux : chacun semble contempler et scruter l’émotion de l’autre (et l’oncle narrateur s’interroge : Ebrennac a-t-il vu les perles d’angoisse de la nièce ?) ; chacun attend et, sans doute, veut prolonger ce regard qui diffère la séparation définitive ; il y a en effet déjà une forme d’union dans ce regard, comme le confirme l’image de la barque attachée à l’anneau de la rive : les yeux des jeunes gens sont bien rivés l’un à l’autre, au point qu’on ne pourrait « passer un doigt entre leurs yeux », ni donc… entre leurs coeurs ! Or, cet échange dure. Ebrennac ne bouge pas son regard « d’une ligne » ; le narrateur insiste : « Il regardait ma nièce. Il la regardait » ; après l’adieu prononcé par l’Allemand, l’oncle précise que sa nièce reçoit ce regard avec ses yeux « trop ouverts, trop pâles » – c’est-à-dire trop parlants ! Si on relit de près ce passage, on peut souligner les marques de la durée, notamment dans la phrase : « Cela dura, dura, – combien de temps ? – dura jusqu’à ce qu’enfin, la jeune fille remuât les lèvres. » Non seulement l’impression nous est donnée par la répétition des mots (immobile, immobile et tendu, dura), mais aussi par la syntaxe (reprises anaphoriques, incise entre tirets) qui mime un échange qui n’en finit pas de finir… Nous saisissons là un procédé stylistique appelé l’hypotypose, terme sans doute très sophistiqué, mais dont la pratique est fort répandue (voir Clef n° 13).

Cette émotion qui s’exprime par les yeux, d’autant plus forte qu’elle demeure refoulée au niveau de la parole, va tout de même déboucher sur des mots qui la porteront à son comble.

 LA PAROLE. Il n’y a que trois répliques. La première (« Je vous souhaite une bonne nuit »), rituelle, est adressée comme chaque soir par l’officier à ses deux hôtes avec une voix « dénuée d’expression » : elle ne semble pas a priori faire partie de son échange avec la jeune fille. Il n’en est pourtant rien, comme nous l’avons souligné ci-dessus, d’une part parce qu’il dit cela en ne l’ayant pas quittée des yeux (son regard n’a pas bougé d’une ligne), et d’autre part parce que – remarque le narrateur – sa voix est étrangement dénuée d’expression : paradoxalement, cette retenue crie ce qu’elle tente de feutrer, elle ne s’adresse en réalité qu’à la jeune fille, et l’on imagine à quel point celle-ci doit y être sensible. La seconde parole, toujours prononcée par l’officier allemand, est l’« Adieu » qu’il murmure. Un « Adieu » non pas dit hautement ou dramatiquement par quelqu’un qui voudrait forcer la réponse, mais énoncé comme sans espoir de retour, un adieu d’autant plus désespéré qu’il ne s’agit pas d’un banal « au revoir », puisque l’Allemand confirme par ce mot (- « à Dieu » -, étymologiquement) qu’il part pour toujours. Cette annonce d’un départ définitif va-t-il faire réagir la jeune Française ? Celle-ci y met le temps. Ce temps souligne le débat qui doit se faire en elle entre le devoir (le silence patriotique) et le désir (l’amour pour cet homme qui part pour la mort). Enfin, elle remue les lèvres, et l’aveu qui en sort a une tout autre portée que l’adieu auquel elle répond. D’une part, en effet, il s’agit de la première et dernière parole qu’elle lui adresse, rompant un mutisme absolu, considérant enfin cet Allemand comme une personne et non plus comme l’ennemi. D’autre part, il s’agit d’une réponse directe, ouverte quoique retenue, qui transforme leur échange en dialogue.

Dès lors, il y a communion entre eux. Après l’échange de regard, cet adieu équivaut à un aveu d’amour. Mais un aveu très paradoxal, puisque l’union de ces deux êtres se réalise à travers le mot même qui signifie leur séparation définitive. C’est bien là ce qui porte l’émotion du spectateur à son comble, et d’abord celle de l’oncle – signalée par ses deux « enfin ». Naturellement, « il fallait avoir guetté ce mot pour l’entendre ». Mais l’oncle qui savait cet amour n’était pas le seul à l’avoir guetté : le lecteur aussi, – et tout l’art de Vercors aura consisté à le plonger dans cette attente.


CONCLUSION : L’ IMPORTANCE DU CONTEXTE

Citons d’abord la suite immédiate de cet extrait. On comprend que cet « adieu » de la jeune fille, malgré son caractère inexorable, fait la joie de l’officier allemand :

« Von Ebrennac aussi l’entendit, et il se redressa, et son visage et tout son corps semblèrent s’assoupir comme après un bain reposant. Et il sourit, de sorte que la dernière image que j’eus de lui fut une image souriante. Et la porte se ferma et ses pas s’évanouirent au fond de la maison. »

Pour mesurer toute la portée de cette scène, comme du récit lui-même lorsque le livre fut publié, il est utile de revenir maintenant à la fois sur le contexte du passage étudié ci-dessus et sur la situation historique qui a conduit Vercors à écrire cette histoire.

Le Silence de la mer met en scène un « parfait » Allemand hébergé par de « parfaits » Français, sous l’occupation nazie. Werner von Ebrennac, qui fait la guerre presque malgré lui, s’excuse de devoir être logé chez l’habitant. Il aime sa patrie et il apprécie le fait que l’oncle et la nièce, par sentiment patriotique, refusent de lui adresser la parole. Chaque soir, il leur parle néanmoins, avec conviction. Il se révèle sensible (il est musicien), et idéaliste. Il admire la culture française, et ne rêve que d’une union entre la France et l’Allemagne, dont les cultures lui apparaissent comme complémentaires. Il reconnaît et déplore ce qu’il y a encore de brutal dans les moeurs allemandes ; mais, citant le conte de la Belle et la Bête, il souhaite vivement que l’amitié de la France pour l’Allemagne transforme définitivement celle-ci. À ses yeux, la nièce de son hôte incarne la France ; leur amour pourrait contribuer à les unir l’une à l’autre.

De leur côté, l’oncle et la nièce estiment devoir conserver leur dignité de Français. Avec cet Allemand dont la présence leur est imposée, ils demeurent humains ; mais sa position d’occupant, dans le cadre d’une armée ennemie animée par une idéologie détestable, les oblige à un devoir de réserve absolu. Quelle que soit l’estime qu’ils éprouvent pour l’humanité de cet homme, ils doivent marquer ainsi leur réprobation envers le système dont cet homme – cet officier – est l’instrument. L’amour de la jeune fille est donc impossible, et d’abord, indicible. À l’image de la France, elle ne saurait ouvrir les bras aux séductions d’une Allemagne qui s’est imposée par la violence, quand bien même cette dernière (contre toute évidence) eût désiré de bonne foi unir les deux pays pour leur bien commun. Tel est le message de résistance du Silence de la mer.

Or, au cours d’un voyage à Paris, Werner von Ebrennac vient de perdre brutalement ses rêves de fusion culturelle et spirituelle entre les deux nations, en voyant ses camarades allemands se comporter comme des conquérants avides, primaires, matérialistes. Il tombe de haut. Il vient s’expliquer devant ses hôtes, il leur avoue sa grande désillusion, et annonce son départ pour le front de l’Est, c’est-à-dire « pour l’enfer », dont peu de combattants reviennent. Sa douleur est immense, sa résolution suicidaire : il renonce à la France, à son Idéal, à la jeune fille. Et bien entendu, l’oncle et sa nièce sont infiniment sensibles à cette douleur. Sous leur réserve habituelle, ils laissent donc transparaître leur sympathie pour l’homme que cache l’officier : il y a aussi de la bonté dans l’aveu accordé par la jeune fille à Werner von Ebrennac.

Ce sont toutes ces données du récit qui sous-tendent et magnifient la dernière scène, si dramatique dans sa retenue.


CLEF N° 13 : L’HYPOTYPOSE

Ce mot savant, si intimidant, couvre en vérité un effet littéraire extrêmement répandu. L’hypotypose, c’est ce procédé stylistique qui consiste à mimer, à tenter de « reproduire » dans une phrase (par ses images, ses sonorités, le rythme de ses segments, etc. ) la réalité même qu’elle dépeint. L’hypotypose comprend l’harmonie imitative (dont nous reparlerons à propos des textes poétiques), mais aussi tout ce qui est mise en scène, mouvement descriptif, découpage narratif des phases d’une action. L’objectif est que le lecteur « ait l’impression d’y être ».

Dans la scène d’adieu du Silence de la mer, la syntaxe de Vercors s’attache à suivre et à « reproduire » l’objet de son évocation avec ce même souci. Au lieu d’un énoncé se contentant de signifier l’idée (comme : « Cela dura infiniment »), le texte imprègne le lecteur d’une attente sans fin à l’aide d’une phrase qui elle-même n’en finit pas de finir : « Cela dura, dura, – combien de temps ?– dura jusqu’à ce qu’enfin, la jeune fille remuât les lèvres. » (cf. notre commentaire).

Autre exemple, voici comment Rousseau évoque le soir où, revenant à Genève, il vit les portes se refermer sur lui, l’obligeant à un départ définitif : « À une demi lieue de la ville, j’entends sonner la retraite ; je double le pas ; j’entends battre la caisse, je cours à toutes jambes ; j’arrive essoufflé, tout en nage ; le coeur me bat ; je vois de loin les soldats à leur poste, j’accours, je crie d’une voix étouffée. Il était trop tard. » Le découpage de cette séquence montre que l’hypotypose deviendra un procédé essentiel de l’art cinématographique.




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