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Nouvelle 1


La Prise de la Pastille


C’est en tentant de brûler les couches hyper absorbantes de son bébé que le célèbre chimiste et polytechnicien Jean-François Félix, - certains disaient « fait l’X » -, eut l’idée subite de faire de l’urine un substitut du pétrole.

À vrai dire, ce coup de génie découlait du simple bon sens. Là où l’on avait absorbé, il suffisait de pressurer. Là où l’on avait stocké le jus urinaire, il suffisait d’en recueillir la précieuse charge d’ammoniaque et d’acide urique. En la traitant judicieusement, on obtiendrait de l’urocarburant, et le tour serait joué !

De plus, la texture même des couches, re-décomposée en ses éléments pétrochimiques, les rendait sans peine utilisables sous forme d’engrais, sans parler de la récupération des résidus d’H2O, destinés à irriguer la culture du maïs transgénique.


Séduits par ce projet, les pouvoirs publics subventionnèrent largement sa réalisation, menée de main de maître par J.-F. Félix. Il est vrai que le processus nécessitait lui-même une grosse dépense énergétique. Mais il s’avéra que, pour une unité de TEP1 produite, il suffisait d’en investir 0,95. L’opération était donc rentable, et d’autant plus « juteuse » qu’elle créait de l’emploi et accroissait le PIB.

Par la même occasion, sensibilisée par les revues écolos à l’importance du gisement énergétique que recélait la production excrémentielle de l’animal humain, l’opinion publique n’hésita plus à faire pipi – et même davantage – dans les bois et les champs, ce qui réconciliait les citoyens avec les forces telluriques. Le coup de génie de l’ingénieur Félix ne résolut sans doute pas totalement la crise issue de la pénurie de pétrole, mais elle établit définitivement sa notoriété. De sorte que le Chef de l’État ne tarda pas à lui confier la présidence de la Commission énergie, chargée de prospecter et de mettre en œuvre toutes sortes d’autres projets complémentaires.


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C’est alors qu’une seconde idée jaillit du puissant cerveau de Jean-François, lors d’un matin blafard où il pleurait les cendres d’un ami très cher, au cours d’une cérémonie funéraire.

Non seulement, songea-t-il, l’incinération s’accompagnait d’un très dommageable gaspillage énergétique (et l’on pouvait bien dire en ce cas que la consommation devenait « consumation »), mais encore, comme l’avaient calculé certains experts, en court-circuitant la décomposition naturelle du cadavre humain, elle empêchait les pouvoirs publics d’organiser la collecte de tonnes et de tonnes de méthane qui s’exhalaient de ce processus naturel, et que notre société aurait pu utilement recueillir, ne serait-ce que pour faire rouler les convois funèbres.

Il fallait mettre un terme à ce gâchis. Les arguments de Jean-François furent convaincants. Une nouvelle loi ne tarda pas à être votée. Il y eut de la résistance du côté des promoteurs de l’incinération ; mais comme ceux-ci appartenaient eux-mêmes à de puissantes multinationales organisatrices de « Pompes funèbres », on rassura les professions concernées en leur garantissant qu’il n’y aurait aucun licenciement dans leur branche, mais seulement des transferts d’emplois, fussent-ils massifs.

Comme il fallait s’y attendre, Jean-François Félix fut bientôt promu au grade de Secrétaire d’État aux énergies renouvelables.

Cependant, l’idée de prospecter et de recueillir toutes les formes de chaleur gaspillées par notre mode de vie, cheminait fructueusement dans son esprit…


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« Comment n’y a-t-on pas songé plus tôt ? » s’exclama-t-il en effet, l’été qui suivit, alors qu’il tendait de se rafraîchir les mains en les posant sur un radiateur froid.

C’était en des temps où les communautés humaines souffraient déjà d’ardentes canicules liées aux dérèglements climatiques.

« Jusqu’alors, se dit Jean-François fait l’X, nous avons transformé le carburant en chaleur ; il est peut-être temps d’inverser le processus, et de retransformer la chaleur en carburant ! »

Mais comment cela ?

« En instituant une Taxe de chaleur ! » se répondit-il à lui-même.

Ce fut un éclair de génie. Le Chef de l’ État applaudit aussitôt à ce projet. Projet que, désormais ministre, Jean-François Félix allait mettre en œuvre dans ses moindres détails.

La taxe de chaleur consistait à exiger des citoyens, deux fois par semaine (lorsque fut lancée l’opération), de faire un don de calories corporelles à la Communauté. Il s’agissait de se rendre dans un camion collecteur sillonnant les quartiers ; on y était invité à enfoncer les mains dans des gants métalliques absorbants, jusqu’à ce qu’on y ait fait don d’une quantité de 250 à 300 calories (que les râleurs qualifiaient de « frigories » !). On en ressortait avec un « bon », dûment signé des autorités, lequel garantissait que l’on avait souscrit à l’obligation légale de fournir les frigories nécessaires au bon fonctionnement de notre économie solidaire.

Comme on l’imagine, de nombreux citoyens volontaires furent autorisés à fournir davantage que la ration légale, contre certains avantages : par exemple bénéficier de points de permis supplémentaires, ou encore de réductions de peine pour les détenus méritants.

Il va de soi que certains vieillards plus fragiles que d’autres, supportant mal le prélèvement calorifique, se trouvèrent précipités dans la tombe plus tôt que prévu. Ce dont la nation reconnaissante les dédommagea en leur organisant des funérailles officielles, avant de les conduire dans les stations funéraires gazogéniques dont Jean-François Félix avait généralisé l’édification sur tout le territoire.

Du côté des jeunes gens, la taxe de chaleur s’imposa d’autant plus qu’à cet âge, on a de la chaleur vitale à revendre. À nombre d’entre eux, on proposa même une contribution supplémentaire, subtilement associée au plaisir de l’amour. Des sexologues avaient en effet mis en évidence l’étonnant surcroît de chaleur que produisait la copulation chez les couples les plus ardents. De là à récupérer cette dépense énergétique, il n’y avait qu’un pas. On distribua donc aux amants-citoyens d’astucieux appareils, nommés « frigottes », qu’on leur conseiller de glisser dans la couette avant de se livrer à l’exercice génital. On eût dit des bouillottes, sauf qu’elles absorbaient les calories au lieu d’en diffuser.

Tous ces lots de chaleur étaient acheminés dans de vastes échangeurs thermiques convertissant la chaleur en force motrice, puis celle-ci en électricité, laquelle électricité permettait de retransformer le dioxyde de carbone en gaz pétrolier, selon une équation chimique vite connue du moindre lycéen :

CO2 + 2 H2O = CH4 + 2 O2

Non seulement on pouvait ainsi circuler à nouveau, mais on renouvelait l’oxygène de l’air tout en le purgeant de son excès de dioxyde de carbone !

Jean-François Félix fut naturellement promu Ministre d’État.


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Un tel succès ne pouvait néanmoins l’arrêter dans ses recherches. La fameuse loi de l’entropie2 veut en effet que la chaleur soit éminemment volatile. Certes, les petits ruisseaux font les grandes rivières. Mais il faut bien avouer qu’une vaste déperdition énergétique accompagnait la récolte de la taxe. Que faire ?

À l’évidence, il fallait tenter de supprimer l’une des étapes de ce protocole, efficace mais complexe, qui opérait la conversion de la chaleur en électricité.

Par exemple, en appelant le peuple souverain à fournir directement de la force motrice plutôt que de la chaleur volatile.

Passionné par le Tour de France, Jean-François Félix se souvint en juillet que les premières bicyclettes étaient dotées d’une dynamo qui leur fournissait à la fois électricité et lumière.

La solution lui parut aussitôt lumineuse. Il suffisait d’installer dans tous les foyers des vélos d’appartement munis de dynamos, et reliés par câble au réseau électrique qui couvrait déjà la France entière. Chaque citoyen devrait pédaler au moins une heure par jour. L’électricité produite lui serait partiellement rendue pour l’éclairage domestique et le fonctionnement de ses autres appareils. Le reste irait directement dans les usines pétrochimiques retransformant le CO2 en CH4.

Et bien sûr, les citoyens pourraient pédaler plus ou moins selon leurs besoins. Cela ne manquerait pas de relancer diverses industries (vélos, autos, câbles, etc.). Donc production, donc consommation, donc croissance, donc emplois.

En outre, cette activité musculaire quotidienne, devenue obligatoire pour tous les citoyens, eut un effet inattendu, ô combien bénéfique, sur le trou de la Sécurité sociale. Il y avait transpiration, donc élimination. L’obésité se mit à régresser. Idem pour les maladies cardio-vasculaires jusqu’alors en expansion. Le ministre de la Santé exulta : la Sécu redevenait bénéficiaire !

Seuls les laboratoires pharmaceutiques et certains spécialistes de la profession médicale émirent des réserves, et réclamèrent des compensations financières.

Ce n’était sans doute qu’un détail, mais il n’était pas impossible que se trame une coalition d’intérêts privés à l’égard d’un inventeur qui ne cessait de bousculer la donne, et dont les recherches étaient trop innovantes pour ne pas menacer dangereusement les conservatismes de tout poil.

Qu’importe, il fut nommé Premier ministre. Certains journalistes le soupçonnèrent même de songer à la Présidence, certains matins où il manipulait face au miroir son rasoir mécanique.


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C’est alors qu’il fit le point sur la situation. En pédalant hardiment, la France devenait presque autonome sur le plan énergétique. Mais la demande mondiale était devenue énorme, et nous avions le devoir d’exporter, même s’il était hors de question que nous pédalions pour la Chine.

Toutes les solutions jusqu’alors mises en œuvre, en sus des plus traditionnelles (dont la filière nucléaire que menaçait l’extinction de l’uranium au plan planétaire), ne nous dispensaient pas de chercher encore. Jean-François Félix, depuis longtemps expert en biochimie, n’était d’ailleurs pas homme à renier la science au nom de la politique. Ayant donc poursuivi ses expériences dans un laboratoire secret, avec l’aide d’un éminent collaborateur, il découvrit enfin l’extraordinaire processus qui allait permettre, à partir d’une transformation du sang humain, de produire un fluide plus performant encore que le pétrole !

Il s’agissait de l’operlet (d’où l’orthographe fréquente « eau perlée »). Selon des équations chimiques dont nous n’encombrerons pas ce récit, il se trouve que les globules rouges et globules blancs, convenablement traités, pouvaient donner à la fois de l’operlet directement utilisable dans les moteurs et une sorte de matière plastique à la fois très résistante, très souple et hyper légère. Une révolution.

On n’abandonna pas le système vélocipédique qui fonctionnait à merveille, mais on prépara le remplacement de la taxe de chaleur par « l’impôt du sang ». La collecte d’hémoglobine se ferait sur le même mode que la taxe de chaleur, avec obligation bi-hebdomadaire et certificats de souscription. Des pastilles spéciales favorisant à la fois la production de globules et la fluidité du sang citoyen furent produites et diffusées (d’où production, d’où consommation, d’où consommation, d’où emploi). Des campagnes publicitaires rappelèrent à tous de ne pas oublier, chaque soir, d’ingurgiter l’aliment catalyseur du plasma : il s’agissait de la prise de la pastille, dont certains se souviennent encore. Mais surtout, chose nouvelle et véritablement historique, il allait être possible d’étendre à l’échelon de la planète la production et la commercialisation d’operlet. Un vaste plan d’échanges internationaux, nommé « globulisation », fut immédiatement mis en œuvre, appelant les pays du tiers monde à bénéficier de ce stupéfiant progrès. Ceux-ci représentaient à l’évidence d’immenses gisements potentiels d’operlet. Leurs énormes quantités de sang – désormais qualifiées d’or rouge – allaient pouvoir alimenter les usines occidentales, en contrepartie de quoi de mirifiques livraisons de voitures clés en main leur seraient bénévolement servies. Les plus pauvres des pays pauvres étaient bouleversés à l’idée de devenir plus riches que les nantis eux-mêmes. Dans certaines mégalopoles du Sud, où des foules en liesse faisaient éclater leur joie, il ne fut pas rare de voir des miséreux s’ouvrir les veines devant les caméras pour exhiber leurs signes extérieurs de richesse. L’Afrique était désormais sauvée. Un grand pas pour l’Humanité.

Il était hors de doute qu’une pareille invention allait faire de Jean-François Félix, bien plus qu’un Président français, un prix Nobel de la Paix.


*


C’était, hélas ! sans compter avec les immenses intérêts mondiaux que son génie heurtait de plein fouet. La pénurie de pétrole, en effet, n’empêchait pas une extraction d’or noir encore considérable, d’où des bénéfices colossaux de la part des géants du secteur. La trouvaille inouïe du docteur J.-F. Félix menaçait de banqueroute immédiate tout ce business. Un inéluctable krach boursier s’annonçait, si l’invention du ministre Félix était trop précocement mise en oeuvre.

Qu’allait-il se produire ?

Rien de catastrophique, en vérité.

Mais un événement sérieux malgré tout.

Avant même que les puissants de ce monde aient eu à défendre leurs légitimes droits, le sort voulut qu’un forcené échappé de Sainte-Anne, dangereux schizophrène atteint du syndrome de personnalité multiple, se précipitât sur J.-F. Félix à la suite d’un Conseil où celui-ci descendait le perron de l’Élysée, et le poignardât sans autre forme de procès.

Si bien que les secrets de fabrication de l’operlet disparurent avec leur inventeur. Et la lente décomposition de son cadavre, dans le sépulcre à gaz qu’il avait mis au point, fut sans doute son ultime apport au bonheur de ses concitoyens, ce qui valut à ses cendres d’être transférées au Panthéon, au lendemain de ses funérailles nationales.

F.B.H.


Notes :

1. T.E.P. Tonne équivalent pétrole.

2. Selon cette loi, toutes les formes d’énergie se dégradent en chaleur, et la chaleur, comme chacun peut en faire l’expérience, ne cesse de s’envoler par les fenêtres...


* Extrait de L’Arbre migrateur et autres fables à contretemps (disponible sur ce site)


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